Les origine du site (1614-1792)
D'après les recherches de Rochigneux (Bibl. Diana), le tènement constituant le futur domaine des Granges appartenait en 1438 à Jean Fournier, procureur de Forez et secrétaire du duc de Bourbon. Au 16e siècle, il appartient à la famille de Tournon. En 1614, Marguerite de Tournon et son époux Jacques Cotton, seigneur de Chenevoux, en font donation au collège des jésuites fondé à Roanne par lettres patentes royales de 1607 sur la requête du R. P. Pierre Cotton (1564-1626), frère du précédent, devennu confesseur du roi (l'établissement, d´abord un simple "résidence" jésuite, prend officiellement le titre de collège en 1611).
En 1625, la présence des Jésuites aux Granges est soulignée par l´érection d´une chapelle. Celle-ci, dédiée à "la glorieuse Vierge mère de Dieu" est bénie le 31 juillet 1625 par Guy de la Mure, chanoine à Montbrison. D´autres établissements ecclésiastiques sont possessionnés dans la plaine à proximité, comme par exemple la commanderie de Saint-Jean de Montbrison au domaine de la Chaux. La plaine du Forez et ses marécages ont en effet été, dès le Moyen Âge, défrichés par les institutions ecclésiastiques (prieurés bénédictins) et par le comte de Forez, qui disposaient des moyens financiers nécessaires à son exploitation par l´aménagement d´étangs. le comte du Forez possédait ainsi plusieurs étangs dans le bassin du Vizézy, dont les étangs du Grand Marais, du Petit Marais et de Loives (ou Loibes), devenus par la suite étangs du Roi.
Les plus anciens documents concernant le domaine ont été conservés sur place. Il s´agit des archives de gestion produites par les jésuites au 17e siècle. Le toponyme des Granges n´y apparaît pas, de même que dans la documentation dépouillée par J.-E. Dufour, avant la 2e moitié du 18e siècle. Il est alors attesté sur la carte de Cassini, où le site est représenté comme "métayerie ou ferme". Auparavant, les documents font références aux "domaines de Tournon et Corry" (plus tard Carry, puis Quarize).
Il semble peu probable qu´une communauté monastique ait existé sur place en permanence à cette époque (lors de sa consécration, la messe est célébrée à la chapelle sur un autel portatif, signe qu´à ce moment il n´y avait pas d´autel permanent), mais les jésuites se rendent régulièrement sur place et se sont attachés à entretenir et faire fructifier leur bien ; ils ont en particulier largement contribué au creusement d´étangs, dont la production de poisson pouvait être vendue ou utilisée pour les besoins alimentaires du collège et de la communauté en période d´abstinence. Ils font ainsi creuser l´étang de la Grille ou des Grilles, avec une digue de 60 pieds de large, cité comme "étang neuf" en 1661 et "étang ayant été fait depuis peu" en 1662 ; en 1663, les jésuites projètent de creuser un nouvel étang à proximité de l´étang Rond, avec un fossé pour son alimentation en eau, sur une terre cédée par François Papon, seigneur de Goutelas ; enfin en 1665 ils aménagent l´étang Forat. Les documents donnent également les noms des autres étangs leur appartenant (sans que l´on sache précisément leur date de création) : l´étang Rond (cité en 1663), la péchoire ("pescheure") du Désert (1664), les étangs des Esleyoines (ou Echeures) et de Tournon (1665). La construction et l´entretien de ces étangs est souvent l´occasion de conflits de voisinage au sujet des prises d´eau et des inondations causées par les vidanges.
Les archives du domaine contiennent un document précieux pour la connaissance de l´exploitation agricole et piscicole au 18e siècle, les jésuites ayant fait établir en 1717 un état de leur propriété, accompagné d´un plan. Ce document est à mettre en rapport avec la carte de Cassini, levée vers le milieu du siècle, mais aussi avec le cadastre de 1808, qui conserve un parcellaire encore largement hérité de l´Ancien Régime. Le "dénombrement" de 1717 précise la division de la propriété en plusieurs entités, qui existe déjà en 1662 (un acte mentionne les "deux domaines appartenant audit collège"). Le coeur de l´exploitation est constitué par "les deux domaines de Tournon et Corry (ou Carry, puis Quarize)", comprenant deux granges, deux maisons, plusieurs "estableries", un colombier, une chapelle, deux jardins... jouxtant le grand étang Tapet. Le reste est constitué de terres, pâtures, bois et landes, et surtout des dix étangs et une péchoire aménagés par les jésuites, dont le rapport est soigneusement précisé, ce qui laisse supposer qu´ils représentaient une source de revenus majeure concernant ce domaine. Ces étangs subsistent pour la plupart et portent toujours le même nom, bien qu´en 1803 un procès-verbal d´expertise soit dressé en vue d´indemniser les fermiers du domaine des pertes causées par le dessèchement de six étangs consécutif à la loi du 14 frimaire an II : l´étang Neuf, l´étang Tournon, l´étang des Grilles, l´étang des Echeures et l´étang Rond. Cependant, le Grand Tapet (Tapée sur la carte IGN au 1/25 000e révisée en 1987), l´étang Neuf, l´étang Tournon, l´étang des Grilles, l´étang Forat et l´étang des Echures (ou de la Brûlée) sont encore en eau actuellement. Certains étangs ont par contre disparu ou n´ont pu être localisés avec certitude : le Petit Tapet ou Fenouillet (encore existant en 1808, disparu), l´étang Désert, l´étang Rond, l´étang Crevat, l´étang Froment. Ces plans d´eau sont disposés "en chapelet", en particulier les cinq étangs qui bordent le chemin dit "la chaussée des étangs", joignant la maison d´habitation à l´actuelle route départementale D6 (chemin de Mornand à Chalain d´Uzore). Ces étangs et leur prise d´eau sur le Vizézy sont bien visibles sur la carte de Cassini ; le dernier communiquait alors avec le grand étang Pallotier. L´étang de la Grille et l´étang des Echures avaient quant´à eux leur prise d´eau sur le Félines (ou Rangon), affluent du Vizézy issu des étangs du roi.
En 1760, un arrêt du parlement de Paris ordonne la suppression de l´ordre des jésuites en France ; ils quittent Roanne en 1762 et en 1763 la direction du collège est confiée aux pères de Saint-Joseph, qui en assurent la gestion jusqu´à leur suppression en 1792. Le 22 mai 1792, la propriété est baillée à ferme pour six ans par les administrateurs du collège, mais certainement peu de temps après, elle est saisie comme bien national. Cependant les archives de la commune conservent deux cahiers incomplets, datés de 1792, qui forment un premier essai de "terrier communal" établissant la liste des propriétaires et la nature des propriétés : le domaine semble alors appartenir à la commanderie de Saint-Jean-des-Près, à Montbrison (à moins qu´il n´y ait eu confusion avec le domaine de la Chaux).
La vente comme bien national (1792-1815)
Après 1792, les fermiers (le bail semble avoir eu plusieurs preneurs, certainement un pour chaque domaine) se plaignent rapidement de l´état de délabrement des bâtiments d´exploitation, datant d´au moins un siècle, et qui ont peut-être manqué d´entretien après le départ des jésuites. En 1794, sur demande des fermiers, l´agence des biens nationaux ordonne l´établissement d´un procès-verbal de visite confié à Joseph Crosmary (ou Crochemarie), architecte de l´agence nationale pour le district de Montbrison et entrepreneur de bâtiment à Montbrison, qui fournit également un devis estimatif des travaux de reconstruction. L´architecte constate que "l´écurie et la grange au-dessus [sont] toute écroulée ainsi qu´une autre écurie attenant à celle-là. La charpente et plancher tout écroulés, presque toutes les tuiles fracassées... une écurie des cochions et des poules en movés état" ; le portail de la cour (qui a une grande et une petite porte) menace ruine. Le devis de reconstruction prévoit de conserver certains éléments des anciens bâtiments ("Les murs des faces resserviront tels quels"), reconstruits aux mêmes dimensions et en pisé.
Mais ces réparations ne sont pas faites par l´administration, sous prétexte de la vente prochaine du domaine. Cependant, en 1797, le domaine des Granges est encore bien national, après l´annulation d´une première vente (au profit d'Antoine Veillas, tanneur de Saint-Just-en-Chevalet ? Bibl. Diana). La propriété change ensuite plusieurs fois de mains dans le 1er quart du 19e siècle. Bien que les actes mentionnent son acquisition par Mme de la Trémoille par adjudication dès le 10 septembre 1798 (au pris de 44 000 F), elle est immédiatement revendue, avec faculté de réméré, à Etienne Breton, propriétaire à Lyon (le nom de Jacques Daviot, de Mellay en Saône-et-Loire apparaît dans un acte de vente du 14 décembre 1798, ceux des sieurs Guittard et Nourisson dans un acte d'enregistrement des droits de propriété de Mme de la Trémoille en 1812, puis celui de Joseph Gonin pour une vente le 17 mai 1809 ; c'est à son nom que le domaine figure sur la matrice cadastrale de 1813). Finalement, la propriété est vendue de façon définitive le 29 octobre 1815 à François (ou Jean François) Gonin, demeurant à Saint-Symphorien-le-Château.
Un domaine préservé (1815-1906)
Malgré les reventes successives dont elle fait l´objet après sa saisie comme bien national, la propriété n´est pas dépecée et reste intacte, avec sa structure en deux domaines et ses étangs, comme on le constate à la lecture de la matrice cadastrale de 1813 (parcelle A 60 : deux maisons, cours et bâtiments ruraux ; A 57, péchoire, A 58, jardin) et des actes des deux ventes qui surviennent encore entre 1820 et 1826. La matrice précise l´existence de deux corps de domaines accolés, mais ne reprend pas les termes de domaine Tournon et Carry, et les réunit sous le toponyme unique des Granges ; la demeure étudiée se limite alors à la seule emprise du logis ; étrangement, la chapelle n´est pas représentée sur le plan de 1808 ni mentionnée dans la matrice (le colombier cité en 1717 non plus). Le 5 février 1820, le domaine est vendu par la veuve Gonin à M. Hilaire Leclerc, habitant de la Nouvelle-Orléans, et demeurant à Montbrison, pour 95 000 F. Sa veuve le revend le 3 juin 1826 à Antoine Duguet, écuyer, propriétaire demeurant à Montbrison, pour 102 000 F (prix déclaré 80 000 F) ; ce dernier tirait ses fonds de la vente du domaine voisin de Beaurevert. Peu après, en 1831, les Granges est à son tour mis en vente. Le placard de vente donne une description sommaire de la propriété divisée en trois lots : lot n°1, une maison de maître "toute neuve" : au rez-de-chaussée, deux caves et un fruitier, une cuisine, avec office et évier, une salle à manger, avec office et trois placards, un salon à recevoir et un cabinet à côté. Au premier étage, cinq chambres, trois cabinets et une bibliothèque. Au second, quatre jacobines [lucarnes] et un grenier. Dans la cour à côté de la cuisine, un fournier et deux pièces au-dessus, un hangar de 50 pieds sur 20, avec un grenier à grain au-dessus. A côté du hangar, une écurie pour dix chevaux avec une fenière au-dessus ; à côté, une chambre pour le cocher. Devant la maison, un clos de deux arpents planté d´arbres fruitiers, quatre citernes, une "salle de tilleuls". Dans un coin du clos, un bâtiment formant serre, avec deux chambres au-dessus (dont une pour le jardinier), et au-dessus un chambre et un grenier d´étendage. A côté du clos, des serves pour le poisson, loge et pièce d´eau. Lot n°2, deux corps de domaine dont tous les bâtiments sont neufs. Lot n°3, 60 arpents de terre, sept arpents de pré, trois arpents de bonne pâture, 11 étangs réparés à neuf (62 arpents, donnant 100 quintaux de poisson), 25 arpents de bois de pin. Certains bâtiments datent peut-être, au moins en partie, de cette époque : les dépendances accolées au logis à l´ouest (s´agit-il des dépendances situées "dans la cour à côté de la cuisine" ?), la maison située dans l´angle nord-est du clos, dite maison du gardien, qui pourrait correspondre à la serre avec logement du jardinier.
Cette vente n´eut cependant pas lieu, du fait du décès d´Antoine Duguet : la propriété se transmit à ses héritiers jusqu´au début du 20e siècle, bien qu´en 1867 une note manuscrite conservées dans les archives de la propriété mentionne un projet d´achat pour le duc de Persigny (estimation 162 000 F). Dans la 2e moitié du siècle, le domaine est donc mis en valeur par Pierre Favier de la Chomette et sa fille Mathilde de la Chomette, demeurant aux Charbottes (commune de Saint-Cyr-aux-Monts-d´Or) et aux Granges. Quelques changements surviennent dans la propriété restée pratiquement intacte depuis le 18e siècle : en 1844, les deux étangs Désert sont échangés contre un bois appartenant à M. Boudot (que l´on voit largement possessionné dans la commune dès le cadastre de 1808) ; en 1851, la propriété est bornée dans sa partie occidentale (côté Saint-Paul-d´Uzore, confront avec M. de Saint-Pulgent) et dans les années 1860-1870, en pleine période de mise en valeur de la plaine et de construction du canal du Forez, on trouve trace de plusieurs procès au sujet des étangs et de leur prise d´eau. Les domaines sont affermés selon le système des baux à grangeage, d´une durée de 6 ans. En 1888, le fermier de Mme de la Chomette doit lui donner de 2 gros jambons, 10 kg de fromage, 400 ou 450 oeufs, 6 poulets, 25 ou 28 kg de beurre, 4 canards, 4 dindes, 40 décalitres de pommes de terre, de la paille, un cheval et un cocher pour la voiture.
Le 20e siècle
Le 1er mai 1906, M. Lorenzo Capella (de Sienne, Italie), héritier de Mlle de la Chomette, vend les Granges à Joseph Dumas, demeurant à Saint-Etienne, pour 205 000 F (mobilier acheté en sus). Celui-ci entreprit immédiatement la rénovation de ses domaines en consignant ses réalisations dans un cahier qui décrit l´existant et énumère travaux et achats du nouveau propriétaire. En 1906, la propriété compte 184 ha, 75 a et 94 ca. Elle comprend deux domaines situés dans la commune de Mornand, le domaine de Tournon et le domaine de Quarize, le "château" avec sa clôture occupent une surface de 2,6 ha, avec maison de maître, "chalet" (peut-être la maison dite de gardien), chapelle et dépendances (écuries). La propriété comprend également le domaine des Echures, situé dans la commune de Saint-Paul-d´Uzore. l´état des lieux de 1906 ne fait mention que de avec trois étangs : l´étang Tapet (11 ha), l´étang des Grilles (8,5 ha) et l´étang Tournon (13 ha). Peu après cette première acquisition, la propriété est agrandie par l´ achat de terres dans le domaine des Neyrandes et au Treyve : la superficie passe à 204 ha, 27 a. Les trois domaines sont constitués de prairies et de terres et ont chacun, en 1910, un cheptel de bêtes à cornes est estimé à 1200 F. Dans son cahier Joseph Dumas consigne les travaux qu´il a fait faire sur sa propriété : sur le domaine de Tournon (42 ha 45 a), il fait construire en 1908 une volière et une cave, reconstruire les écuries en 1911 et les porcheries en 1921 (sur un autre emplacement) ; sur le domaine de Quarize (35 ha 64 a), il fait également construire une volière en 1908, réparer la laiterie, reconstruire les écuries et aménager un hangar en 1911, et réparer le logement en 1921. En 1924 les bâtiments des deux domaines sont réparés. Sur le domaine des Echures (31 ha 75 a), la construction de la ferme et de ses dépendances est entreprise pendant l´été 1910, sous la direction de M. J. Courbon-Lafaye, ingénieur agronome à Saint-Etienne, par M. Devaux, entrepreneur, pour un coût de 15 000 F.
La pêche sur les étangs est d´abord affermée pour trois ans, pour 3000 F. A partir de 1914, J. Dumas reprend ses étangs en exploitation directe. Des travaux d´entretien sont menés sur les étangs : réfection de la bonde de l´étang des Grilles en 1908 et construction de vannes par le maçon Devaux en 1911 ; reconstruction en maçonnerie des pierre des bondes avec vannes à boulet de système Le Breton aux étangs Tapet et Tournon en 1913. La pêche de 1910 dans l´étang Tapet a livré 7 tombereaux de poisson.
Joseph Dumas s´est également appliqué à augmenter les surfaces boisées, certainement pour bénéficier des dégrèvements d´impôts accordés aux exploitations pour les bois nouvellement plantés. Le bois de Quarize et de la Grille comptaient chacun 12 ha. En 1907, 2,82 ha de pins, bouleaux et chênes sont plantés à Tournon ; en 1912, des chênes sont plantés à Phéline, en 1908, des pins et des chênes aux Echures, en 1909, des aulnes au Merle, en 1917-1918, des pins à Quarize.
Chercheur au service de l'Inventaire Rhône-Alpes puis Auvergne-Rhône-Alpes (1999- )