Marcel Colly. La première statue de Louis XIV sur la place Bellecour

Devenue sous Henri IV la nouvelle place d´armes de la ville, régulièrement entretenue, très fréquentée par la population, la place Bellecour restait cependant à la fin du XVIIe siècle une étendue désertique, limitée au sud par ses allées de tilleuls et ses jeux de mail. Le Consulat, qui avait favorisé la construction de beaux immeubles tout autour de la place, ne pouvait se désintéresser de sa décoration.

D´autre part l´industrie et le commerce de la ville étaient prospères et, par répercussion, les finances municipales marquaient un passager excédent. Or comment mieux décorer la plus belle place de la ville qu´en l´ornant de la statue du plus grand roi, de Louis XIV que la paix de Nimègue venait, en 1678, de consacrer le vainqueur de l´Europe et que ses sujets nommaient déjà « Louis-le-Grand » ? En 1686 le Consulat prend donc la décision de faire élever « un monument éternel à la postérité de la gloire immortelle de notre incomparable monarque, Louis-le-Grand, et de ses mémorables vertus et actions plus qu´héroïques » ... (1)

La statue équestre fut commandée à Paris au sculpteur Desjardins. Celui-ci, originaire de Hollande, où il était né à Bréda en 1640, s´appelait en réalité Martin van den Bogaert ou Baugaerten. A son arrivée en France, il prit le nom de Desjardins. Sa renommée l´avait précédé et il ne tardait pas à être reçu en 1671 à l´Académie des Beaux-Arts, dont il devenait le recteur en 1686.

Desjardins confia l´exécution de la statue aux deux frères Keller, Jean-Jacques et Jean-Balthazar, célèbres fondeurs parisiens - nés à Zurich - qui fondaient, outre de nombreuses pièces d´artillerie, la plupart des statues en bronze érigées dans les jardins de Versailles.

Le transfert de la statue, lorsqu´elle eut été fondue, posa un problème assez angoissant. Elle avait en effet seize pieds de hauteur et on hésita à la véhiculer soit par la route, soit par fleuves et canaux. Elle fut donc dirigée sur le Hâvre (sic) et embarquée sur un bateau qui, par l´Atlantique, Gibraltar et la Méditerranée, la conduisit jusqu´à Toulon et Marseille d´où elle remonta le Rhône, non sans peine (2). Le transport maritime fut payé mille livres par le Consulat, alors que le transport fluvial lui coûta 2.538 livres 7 sols.

La statue arriva à Lyon le 2 août 1701 et fut déposée sur le quai de Saône au Fort (sic) du Roi (3). Elle devait y rester douze ans. On était loin alors de l´enthousiasme de 1686. Le règne finissait, enregistrant à l´extérieur de retentissantes défaites et, dans le royaume, la montée vertigineuse des prix et la misère. Lyon n´était pas épargné : rareté du blé, chômage, famines, émeutes, ainsi peut-on résumer ces quelques années.

Cependant après le traité d´Utrecht, en 1713, le Consulat décidait de procéder à l´érection de la statue.

Marché fut passé avec l´architecte Chabry qu´on chargea d´aller en Italie acheter les marbres devant recouvrir le piédestal.

Le 20 octobre 1713 on posait la première pierre du socle. Le 19 septembre le Consulat en avait adjugé les ouvrages à raison de 15 livres la toise de maçonnerie, 1 livre 7 sols le pied cube de pierre, 20 livres le quintal de fer et de plomb, 7000 livres pour amener et élever la statue. Celle-ci fut érigée au moyen d´une machine conçue par Claude Perret qui, en récompense, reçut 200 livres de pension.

Le 27 décembre, piédestal et statue étaient en place.

Le lendemain eut lieu l´inauguration solennelle sous la présidence du maréchal duc de Villeroy, en présence des échevins, notabilités et corporations, mais au milieu de l´indifférence du peuple (4). Les frais de cette solennité s´élevèrent à 16. 290 livres 13 sous (5).

Les dimensions du monument étaient les suivantes : le piédestal avait 19 pieds de longueur, 20 pieds six pouces de hauteur, non compris les trois degrés ; avec ceux-ci, 22 pieds six pouces. Le cheval avait 16 pieds de long et autant de hauteur. Des pieds du cheval au sommet de la tête de la statue, 19 pieds. Hauteur totale du monument, 41 pieds. Le pied valait 0m324 et comprenait 12 pouces.

En 1714 les frères Coustou furent chargés d´orner le piédestal. Leurs statues allégoriques du Rhône et de la Saône, fondues en 1719, arrivèrent à Lyon en 1721 et furent placées sur le monument. Ces statues furent payées 44.000 livres et le transfert coûta 9.300 livres.

La même année, la place reçut le nom de Louis-le-Grand.

L´année suivante, Louis XIV mourait, chargé d´années, de gloire et de revers. [meurt en 1715 : cette phrase n´est donc pas à la bonne place]

Pour l´orner, le Consulat décida d´encadrer la statue de deux fontaines monumentales entourées de pelouses et de bordures. Ces fontaines comprenaient deux larges vasques de marbre dont la supérieure était supportée par trois génies de plomb doré. L´eau alimentant les fontaines était pompée dans le Rhône par une machine hydraulique due à l´inventeur Petitot, et élevée à cinquante pieds, d´où elle affluait dans un réservoir placé au-dessus de la porte du Rhône. Ainsi les jets d´eau jaillissaient à trente pieds au-dessus de la place. Ces installations coûtèrent 249.750 livres et furent terminées en 1737.

En 1739, le Consulat passa un traité avec un jardinier de la Guillotière pour l´entretien de la place. Grâce à ses fontaines et ses allées, elle devint le lieu le plus fréquenté de la ville.

Sous la Révolution, Bellecour reçut le nom de place de la Fédération. En 1792 de nombreux citoyens, estimant que la statue équestre de Louis XIV « blessait l´orgueil de la démocratie », décidaient de la supprimer. En vain certains, parmi lesquels Vitet, proposaient-ils de couvrir la tête du roi d´un bonnet rouge, ou même de supprimer le cavalier ... Le 24 août on dépouillait le piédestal de ses écussons et autres ornements, en même temps qu´on sciait la barre de fer fixant un des pieds du cheval. Au jour fixé, le 28 août, en présence d´une foule immense, quelques officiers municipaux se rendaient à trois heures de l´après-midi sur la place. Un câble fut passé autour du corps du cheval, et le peuple tira avec force. Mais la corde cassa. A la seconde tentative, cheval et cavalier tombèrent du côté de la Saône. Quelques jours après, la statue était dépecée. La majeure partie du bronze fut remise au fondeur Schmidt, tandis qu´on livrait à la fonderie de Frèrejean une jambe, la queue et la tête du cheval. La statue fut ainsi convertie en pièces de canon de quatre qu´on envoya à l´armée des Pyrénées (6).

Le 26 octobre de la même année, Couthon [ ?] faisait commencer la démolition des immeubles en façade. Ils devaient être peu après rebâtis par ordre de Bonaparte, dont la place reçut le nom et le garda jusqu´en 1814, où elle redevint place Louis-le-Grand.

Seules les statues allégoriques des frères Coustou furent épargnées et placées par la suite à l´hôtel-de-Ville. La rage de quelques forcenés se déchaîna contre le piédestal de la statue, qu´ils démolirent, et dont les fragments jonchèrent la place pendant plusieurs années. En même temps furent supprimées les fontaines dont quelques pillards se partagèrent les marbres et surtout le plomb.

(1) Tableau historique et statistique de Lyon ... par F. Menfred, Lyon 1844

(2) Steyert, III, p. 354

(3) Dagier, II, p. 35

(4) Charléty, Histoire de Lyon, p. 136

(5) Archives du Rhône, II, (419-424)

(6) Monfalcon, Histoire de Lyon, 3, pp. 921-22

KLEINCLAUSZ, Arthur. Histoire de Lyon. Lyon : librairie Pierre Masson, 1952. [Réimpr. Marseille, 1978. Marseille : Laffitte Reprints, 1978, 22 cm.]

Tome 3

p. 14

[Au cours de la première Restauration] les administrations locales prirent des initiatives qu'elles savaient devoir plaire en haut lieu. (...) Le Conseil municipal émit le voeu unanime de voir relever à Bellecour l´effigie de Louis XIV, tout en reculant l´exécution « jusqu´à des temps plus heureux ».

p. 42

[Au cours de la seconde Restauration] La ville envoya même une délégation conduite par le baron Rambaud assister au baptême de l´enfant royal et l´on reprit le projet élaboré dès la première Restauration, mais que le malheur des temps avait fait ajourner, de relever la statue de Louis XIV sur la place Bellecour. Lezay de Marnésia, d´accord avec Rambaud avait fait voter dès 1818 les crédits indispensables par le Conseil général du Rhône, à défaut du Conseil municipal de Lyon qui manquait de bonne volonté, et le 17 août 1820, le sculpteur Lemot avait signé un contrat lui accordant, pour exécuter son travail, un délai de trois ans. En attendant, Lezay de Marnésia prépara la cérémonie de la pose de la première pierre et obtint du duc d´Angoulême qu´il s´y fit représenter par un des officiers de sa maison, le maréchal Victor, duc de Bellune. Le 1er mai 1821, c´est-à-dire le jour du baptême du duc de Bordeaux, les autorités civiles et militaires se rendirent à la place Bellecour où étaient massées les troupes de la garnison. Le préfet prononça un discours où il était surtout question de la naissance providentielle et quasi miraculeuse du petit duc ; Victor rappela que les Lyonnais savaient mourir pour leur roi. Il y eut le soir un banquet, des danses et des illuminations. A l´hôtel de ville, un transparent montrait saint Louis en habit de croisé, auréolé en tête, descendant du ciel sur un nuage éclatant pour présenter aux peuples l´Enfant de France ceint du cordon bleu.

pp. 52-53

(...) Ce n´était que la préface d´une fête plus somptueuse donnée à l´occasion de l´inauguration de la statue de Louis XIV par le sculpteur Lemot. Le 6 novembre 1825, le comte de Brosses revêtu du titre de commissaire du Roi représentant le duc d´Angoulême, le Conseil général, le Conseil municipal et les autorités civiles et militaires se rangèrent autour de la statue, dont les voiles furent enlevées aux acclamations de Vive le Roi ! Vivent les Bourbons ! Il y eut des discours contenant l´éloge obligatoire, en un style pompeux, de Louis XIV, de Charles X et du Dauphin, puis un défilé des régiments de la garnison, tambours et musiques en tête. Le soir, la place fut brillamment éclairée et des tirs de bombes lumineuses, accompagnées de flammes de Bengale, embrasèrent la colline de Fourvière. Les poètes du cru chantèrent le Grand Roi, en vers dont l´intention valait mieux que la forme. La presse libérale, par contre, ne ménagea pas les critiques et le chansonnier Castellan osa écrire irrévérencieusement qu´en coulant en bronze le souverain et son cheval, Lemot avait seulement voulu

Nous prouver que les Rois

Sont pétris, tant bien que mal,

De la même pâte qu´un animal.