LE PAYS DES BAUGES
CONDITIONS DU LIEU.
Le pays des Bauges, d'après l'abbé Morand, tire son nom du saxon « bog, » signifiant tanière de sangliers, et, par extension, de bêtes fauves. Cette explication est très plausible, puisque, sangliers, ours, loups, abondaient autrefois dans le pays. Ce pays comprend le plateau supérieur du massif des Bauges, et ses limites sont les mêmes que celles du canton du Châtelard. Sa superficie est, en chiffre rond, de 24 000 hectares. Il est adossé à l'arête faitière qui sépare le bassin de l'Isère de celui du Rhône proprement dit, et englobe toute la vallée supérieure du Chéran, qui va se jeter clans le Fier, affluent du Rhône.
Le plateau des Bauges est à une altitude moyenne de 900 mètres. Le point le plus bas, le pont de Bauges, est à 573 mètres. Il est, en outre, très accidenté. Pour ces deux causes, il est peu propre à la culture ; aussi est il surtout occupé par les pâturages et les forêts, et cela d'autant plus que le massif des Bauges émergea vers la fin de l'âge tertiaire. Les terrains sédimentaires apparents sur le plateau sont surtout à base calcaire ; dans quelques-uns, l'argile domine. La mollasse occupe la partie basse de la vallée, qui s'étend de Bellecombe à Lescheraines, et, de là, se continue en une bande étroite sur la rive droite du nant d'Arith jusqu'aux déserts.
Vers le commencement de l'âge quaternaire, les Bauges furent recouverts de neiges permanentes et de glaciers (période glaciaire). Quand cet amas de glaces fondit, les bas-fonds furent remplis d'eaux boueuses et de cailloux roulés : c'est ce qu'on appelle l'alluvion ancienne, abondante surtout dans la partie occidentale, où elle fut retenue par les rebords rocheux de la Charette et de la Charnia. Les roches étant principalement des calcaires, et quelques-unes seulement des argiles, le sol arable qui en dérive est à base calcaire. Cette remarque, jointe à l'altitude, nous explique que le cultivateur soit plus porté à la culture du seigle et de l'avoine, qui aiment les terres légères, qu'à celle du blé qui préfère les terres fortes. Elle nous explique que les pommes de terre donnent des produits si abondants et si savoureux. Cette abondance de terrains calcaires présente également un avantage au point de vue des prairies. Vu l'humidité du climat, les prairies produiraient de la blache, si les terrains étaient trop argileux. Ainsi, nous avons remarqué, près du Villard d'École, un terrain très en pente, qui fournit de la blache et même des ajoncs, tandis qu'à 50 mètres plus bas, dans la plane vallée, les terrains étant calcaires, les prairies produisent un fourrage très savoureux, bien que le « Nant » qui les traverse les inonde parfois.
Ainsi, la nature du sol se joint heureusement au relief pour favoriser l'art pastoral, d'autant plus que la couche de terre arable, étant généralement peu profonde, ne favorise pas la culture.
Les sources sont nombreuses en Bauges pour plusieurs raisons : 1° le climat est pluvieux ; 2° l'ensemble des terrains est calcaire, c'est-à-dire perméable, mais, à des profondeurs diverses, se rencontrent souvent des couches d'argile, qui arrêtent l'eau ; 3° le pays étant montagneux, un grand nombre de ces couches d'argile viennent affleurer à la surface, et l'eau surgit, au point le plus bas. Un certain nombre de ces sources sont intermittentes, c'est-à-dire ne se révèlent que dans les grandes pluies (exemples : l'Eau-Morte et la source de Pré-Rouge, dans la cluse de Bange, la source du Pissieux Villaret). On explique ainsi ces sources intermittentes : une couche imperméable ayant la forme d'une cuvette, arrête l'eau et forme réservoir. Une énorme quantité de pluie survient : l'eau atteint les bords de la cuvette, s'échappe et par des canaux souterrains jaillit à la surface. Le cours d'eau qui draine toutes les eaux du plateau est le Chéran, qui se dirige de l'est à l'ouest. Les affluents du Chéran s'appellent « nants ». Encore une dénomination spéciale au pays, analogue à celle des « dorons » en Tarentaise, et à celle de « gaves » en Navarre. Ces nants coulent souvent dans des gorges profondes, où ils forment des cascades. Leur pente, rapide dans le haut, moindre dans le bas,permet de les utiliser comme force motrice : moulins, scieries, forges ; autrefois, clouteries. Cette force motrice est peut-être appelée à révolutionner les Bauges, maintenant que l'Électricité devient la fée de l'Industrie : nous en verrons plus loin les conséquences probables. Ces nants ont naturellement, comme les vallées, deux grands points de convergence : la plaine d’École, et la plaine de la Madeleine à Lescheraines. École et le « Pont de Lescheraines » sont d'ailleurs les seuls villages construits sur le bord du Chéran. Les villages situés sur le bord des nants sont très rares aussi. Cela tient à ce que tous ces cours d'eau, surtout dans leur cours inférieur, sillonnent l'alluvion ancienne peu résistante, la creusent, l'érodent, et finalement coulent au fond de profonds ravins. On a un frappant exemple de cette érosion rapide de l'alluvion ancienne, à École, où le Chéran risque de couper la route un de ces prochains hivers. C'est aussi la présence de cette mobile alluvion ancienne qui explique la largeur démesurée du Chéran, d'École au pont d'Escorchevel : son lit y varie assez souvent. Cela enlève à la culture des terrains qui seraient faciles à travailler ou fourniraient d'excellentes prairies : il n'y pousse actuellement que des buissons de saules. [...]
Si l'art pastoral et l'industrie laitière forment le travail principal dans les Bauges, on trouve de plus quelques autres travaux accessoires. D'abord, l'isolement du pays avait obligé les Baujus à tout produire, car il fallait que le pays se suffise à peu près. Chacun devait produire son blé, ou son seigle, son chanvre, etc. On cultivait le pommier pour le cidre, ou biscantin, et le miel remplaçait le sucre. Mais depuis la création des fruitières, la culture est de plus en plus délaissée et ne subsiste que parce qu'elle est indispensable à l'art pastoral [...].
Il y a, en outre, toute une série de métiers secondaires dérivant de l'abondance des forêts dans les Bauges. Anciennement, l'on fabriquait une foule d'ustensiles en bois (cuveaux, assiettes, seaux, cuillers, fourchettes, poches), mais ils ont disparu devant la concurrence des objets en faïence ou en métal. Au contraire, les articles qui ne se font qu'en bois, ont continué à être fabriqués. Ainsi, en hiver, les habitants de Glapigny (Bellecombe) font des râteaux qui sont surtout employés dans les environs pour les travaux de fenaison. La production annuelle est de 10.000 râteaux environ. Mais la forêt et les chutes d'eau avaient donné naissance à l'industrie du fer en grand atelier, grâce à la proximité de mines de fer. A proprement parler, le pays des Bauges ne contient que quelques maigres gisements de fer dans la montagne d'Arith. Exploités du temps des Romains, comme en témoignent les ruines de constructions de la Portaz, ces gisements ont été délaissés jusqu'en 1836. Et cependant une fonderie fut créée à Bellevaux en 1654 ; une autre à Aillons, en 1658 ; enfin des forges à Villaret-Rouge, en 1658. On faisait venir le minerai de St-Georges-des-Hurtières (Maurienne). C'est là que cette industrie avait commencé, mais en se développant, elle entraîna une pénurie de bois. On fut alors amené à créer des forges en Bauges, car il était plus facile de transporter le minerai que le combustible, qui est beaucoup plus encombrant. L'usine de Bellevaux fut fondée par un Piémontais nommé Turinaz ; sa prospérité a amené les indigènes à suivre son exemple, et c'est ainsi que s'élevèrent les usines d'Aillon et de Villaret-Rouge dont nous avons parlé. Le bois était loué aux moines de Bellevaux ou aux Chartreux d'Aillon, qui détenaient le plus grandes forêts, et le fer était vendu aux cloutiers et aux petits forgerons du pays. L'existence de ces forges était précaire, puisqu'elles dépendaient entièrement des moines pour le combustible. Aussi voyons-nous les moines racheter l'usine de Bellevaux en 1728 et les Chartreux celle d'Aillon en 1730. Les forges de Villaret-Rouge leur échappèrent, car n'ayant pas de fonderie, elles pouvaient subsister avec les petits bois particuliers ; cette usine s'était spécialisée dans la taillanderie. Ces fonderies produisaient un fer très pur. Verneilh, ancien préfet du Mont-Blanc, certifie qu'il n'y en avait pas de meilleur dans toute la France. Les clouteries prirent alors un essor considérable,et occupèrent, à de certaines époques, pendant l'hiver, près de 600 paysans cloutiers. Le fer, par cette transformation, atteignait une valeur décuplé. C'était à la fois une source de prospérité matérielle, et une amélioration sociale du type, qui prenait ainsi l'habitude d'un travail plus soutenu. Vers 1840 les hauts fourneaux s'éteignent. C'est qu'à cette époque, on construit le premier réseau de voies ferrées ; les hauts fourneaux à la houille font baisser les prix. Comment nos fonderies, qui avaient à supporter des frais de charrois considérables, auraient-elles pu lutter ? Ainsi naquit, prospéra et périt cette industrie dérivée du bois, qui suscita en Bauges un bel essor industriel et commercial : les clous se vendaient jusque sur la foire de Beaucaire. Il ne subsiste plus aujourd'hui que trois de ces clouteries. C'étaient des cabanes étroites et basses, s'élevant au bord d'un ruisseau. A l'intérieur, un foyer surélevé et un vaste soufflet. A l'extérieur,elles se distinguaient par une grande roue qui, sous l'action de l'eau, met en mouvement le soufflet. Elles aussi utilisaient le charbon de bois, ce qui explique la valeur des produits. [...]
Autrefois, les Bauges étaient un pays fermé. La seule route existant était celle d'Annecy-Châtelard-Miolans, et c'était plutôt un chemin qu'une route. Le Pont du Diable, sur lequel elle franchissait le torrent de Bellecombe, n'a pas 2 mètres de largeur ; il n'avait même pas de parapet. Les communications avec l'extérieur étaient donc très difficiles : la plupart des Baujus vivaient et mouraient chez eux. La main-d’œuvre nécessitait d'ailleurs plus de bras que maintenant. Les soirs d'octobre, de novembre, jeunes gens, jeunes filles, femmes, se réunissaient pour « bloyer » le chanvre. Et tandis que les mains agiles séparaient la filasse des chénevottes, les rires, les gaies causeries, les badinages allaient leur train. Avec le chanvre qui diminue et même, dans quelques communes,qui disparaît, voilà un travail familial de moins. Puis, ce chanvre, il fallait ensuite le filer. C'était le bon temps des rouets ; les jeunes filles étaient occupées tout l'hiver à filer le chanvre, la laine, à tricoter les bas. Aujourd'hui, on achète et la toile et les bas ; les bras sont inoccupés. La ville séductrice est là : on va à elle. Du temps des fléaux, on battait le blé jusqu'à Pâques, et les jeunes gens étaient ainsi contraints de rester. Aujourd'hui, en un jour tout est battu, vanné, et les jeunes gens partent. Il n'y avait pas de fruitières. Chaque ménage battait son beurre dans une petite baratte ordinaire, et faisait la « tomme » dans une petite « forme » en tôle, percée de trous. Encore un travail familial de moins.
Et ces 600 cloutiers d'autrefois, du temps de la Révolution et de l'Empire ? Disparus avec les usines de Bellevaux, d'Aillon, du Villaret-Rouge. Et cette centaine de tisserands qui vous convertissaient en toile solide le fil de chanvre des ménagères ? Et ces tourneurs sur bois, fabricants de seaux, de cuveaux, de plats, d'écuelles, de « poches » ? Disparus aussi. Que de bras inoccupés ! Voilà la source de l'émigration moderne des Baujus. A la disparition de ces occupations familiales qui attachaient le Bauju à son sol, joignez la création, vers 1850, des grandes routes d'Annecy-Lescheraines-Chambéry ; d'Aix-les-Bains-Châtelard-Saint-Pierre-d'Albigny. Joignez la création de courriers réguliers du Châtelard à Aix-les-Bains, mettant, avec les chemins de fer, le Châtelard à trente heures seulement de Paris. Et vous connaîtrez à peu près les principales causes de l'émigration baujue, qui semble aller toujours en s'accentuant. En 1845, les Bauges comptaient 13.600 habitants ; en 1906, 8.750 habitants. [...]
A toutes ces transformations dues aux développements des moyens de communications, il faudra bientôt en ajouter d'autres plus grandes encore, dues aux progrès de la science. Nous voulons parler du développement probable de la grande industrie par l'utilisation des chutes d'eau au moyen de l'électricité. M. Perrin, le grand industriel de Saint-Michel-de-Maurienne, a déjà lancé son projet d'édifier un vaste réservoir en amont du Pont de Lescheraines. Mais cela, la race baujue est incapable de le réaliser par elle même ; il lui manque les capitaux nécessaires. Ce qu'elle fournira, c'est la main-d’œuvre ; ce qu'elle récoltera, c'est l'entrée définitive dans le monde du machinisme et de l'évolution rapide. Elle ne pourra s'y adapter avec fruit qu'en abandonnant ce qui lui reste d'idées communautaires, et qu'en acquérant la capacité à l'effort personnel intense.
J. Poncier