Avertissement : ce dossier a été réalisé en partie dans les conditions liées à la pandémie de 2020-20211.
"Il faut mesurer l'écart entre le souhaité et le possible, entre les ambitions et les réalisations"2.
Comme nous avons eu déjà l'occasion de l'observer : "[...] les habitants des immeubles collectifs de grande hauteur, surtout s’ils sont implantés sur des reliefs (cité ouvrière de Saint-Eloy-les-Mines, cité de cheminots de Saint-Germain-des-Fossés, quartier Saint-Jacques de Clermont-Ferrand…), bénéficient de vues panoramiques sur les villes, rappelant les vues recherchées et obtenues depuis les « beauregards » (pièces en belvédère) des sommets des tours d’escaliers des maisons des riches Riomois, du XVIe au début du XIXe siècle. On y apprécie le spectacle du fouillis du tissu urbain en contrebas ainsi que celui des montagnes et de la plaine environnantes. En retour, ces immeubles, avec en particulier la barre dite Muraille de Chine à Clermont-Ferrand, apparaissent comme des monuments dans la ville. La rupture d’échelle que cette muraille introduit est comparable à celle du puy de Dôme et elle devient comme lui un des repères majeurs sinon un des emblèmes de la cité : les travaux récents de tous les photographes en résidence à Clermont-Ferrand, invités (entre 2004 et 2011) « à porter un regard libre et attentif » sur « la ville : son paysage, son environnement, ses habitants », en témoignent."3
La Muraille haute de huit étages, le piéton clermontois l'aperçoit par exemple depuis le jardin public Lecoq,La Muraille de Chine depuis le jardin public Lecoq, considéré comme le jardin de centre ville. La tour de grande hauteur, à l'arrière, est un peu moins visible. ou encore dans la perspective du cours Sablon. La tour de quatorze étages qui l'accompagne à son extrémité est, de même que celle, de vingt étages, qui s'élève derrière elle, sont moins célèbres, car sa spécificité réside dans cette grande longueur (320 m) qui prolonge en quelque sorte l'escarpement de délimitation du plateau Saint-Jacques.
Cette monumentalité, qui fait barrage pour les maisons implantées sur le plateau, constituait l'objet des critiques les plus virulentes de leurs habitants. Ces derniers citaient d'ailleurs en 1956 un rapport de la Cour des comptes pour les années 1953-1954 dans lequel il aurait été estimé que "le véritable besoin de la population pour lequel la législation des HLM avait été instituée semble avoir été perdue de vue pour faire des réalisations souvent spectaculaires"4. Et en effet, l'historien de l'architecture Joseph Abram reconnaissait qu'"après la guerre, l'industrialisation offrira aux architectes le moyen de concrétiser cette aspiration à l'allongement..." qui renvoyait à des archétypes modernes (cités linéaires d'Arturo Soria y Mata et d'Edgar Chambless, projets pour Bogota et Alger de Le Corbusier (1929 et 1930), concours berlinois de Marcel Breuer5. S'agit-il d'une commande spécifique du ministère de la Reconstruction et de l'urbanisme ou bien l'idée de la barre longue en corniche de Saint-Jacques doit-elle être attribuée à Georges Bovet, l'architecte en chef de l'opération (à l'époque on ne parle pas de grand ensemble mais de "groupe de logements", dont on peut ajouter que la construction rapide était rendue possible par différents systèmes technico-administratifs) ? Il est difficile de le savoir. Néanmoins, en 1955, dès la fabrication de la première maquette du Secteur industrialisé (le système technico-administratif adopté ici), la Muraille est prévue.
Au vu de cette maquette de démarrage du projet, on comprend qu'il avait été promis une table rase à Georges Bovet. Aussi, tel Bernard Zehrfuss, l'architecte du grand ensemble des Hauts-du-Lièvre à Nancy (1956-1962), Georges Bovet a pu avoir dit : "Au départ, j'ai voulu faire une grande composition...c'est mon côté grand prix de Rome"6. Tous les deux, en effet, faisaient partie de ces architectes ayant été formés à l'art de la composition dispensée à l'école des Beaux-Arts, et grand prix de Rome, et en même temps sensibles aux idées du Mouvement moderne éclos avant-guerre (îlot ouvert, importance des espaces verts, fonctionnalisme, esthétique appliquée à l'industrialisation lourde, etc). De Georges Bovet, trace est gardée d'un "travail d'école" daté de 1923 représentant un "autel en plein air" en position dominante au sommet d'un promontoire, dont on pourrait qualifier l'allure de mussolinienne7. Portant la marque de son intérêt pour l'environnement de ses oeuvres, citons le projet qu'il présente lors d'un concours en 1937 pour un groupe scolaire (à Die, dans la Drôme ; réalisé en 1950) au sujet duquel il écrit sur un cliché "il fallait tenir compte du site" : il obtient le premier prix du concours. On trouve aussi mention d'une "vue de l'impact dans le paysage" dans l'inventaire de son agence, à la rubrique "1959-1970 - Groupe de 1465 logements à Clermont-Ferrand".
Par ailleurs, lorsqu'il est nommé sur le site du plateau Saint-Jacques, il a déjà été l'auteur des plans de masse de plusieurs groupes d'immeubles8.
Histoire d'un projet urbain (considéré comme une oeuvre).
L'histoire de la forme qu'a pris ce grand ensemble, dans le détail, est assez complexe. Il s'agit en effet de faire la part entre ce que l'on doit à la municipalité, à l'Office municipal d'HLM, à l'Etat et à ses représentants variés (ingénieur des travaux publics de l'Etat (TPE), personnel de la préfecture, personnel du Bureau d'études et de réalisations urbaines du Commissariat au plan, urbaniste en chef du MRU pour l'Auvergne, ...), aux différentes instances chargées de valider, voire amender les projets (Commission départementale d'urbanisme, directeur des services départementaux de la reconstruction et du logement, ingénieur d'arrondissement, commission de sécurité, ...), aux procédés financiers à mettre en oeuvre (type d'emprunts spécifiques aux Secteurs industrialisés, ...), aux habitants (qui s'expriment lors de l'enquête d'utilité publique, dans le cadre de recours administratifs, ...), sans oublier bien évidemment les hommes de l'art (architecte en chef -nommé par l'Etat, urbaniste, architecte-conseil, ingénieur voyer municipal, ...).
Le 6 mai 1955, le conseil municipal se prononce en faveur d'une sollicitation de l'OMHLM afin qu'il obtienne l'agrément d'un programme "réservé ou industrialisé prévu par la loi du 24 mai 1951"9. En juin, l'accord est obtenu et l'OMHLM peut donc se rendre acquéreur des terrains nécessaires (c'est en effet ainsi que l'opération a été prévue : l'OMHLM s'occupant des terrains nécessaires aux logements et la municipalité, de ceux nécessaires aux équipements). Il s'agit de prévoir la construction d'un groupe d'immeubles représentant 2700 logements, qui seront mis en oeuvre suivant de nouvelles techniques industrialisées (d'où l'adjectif qualifiant le secteur, qui ne doit pas être entendu comme secteur destiné à accueillir des industries). Les Secteurs industrialisés bénéficient en outre d'un financement continu permettant une cadence de réalisation plus rapide.
Il semblerait que le choix de l'emplacement sur le plateau Saint-Jacques ait été proposé par l'OMHLM, et validé par un représentant du ministère, M. Dalloz, venu à Clermont-Ferrand. Alors que la vulgate (le journal local, La Montagne) l'attribuait encore récemment à une erreur d'appréciation de l'architecte qui ne se serait jamais rendu sur place. Sur ce sujet, on lit également dans la documentation disponible que ni le maire (qui aurait préféré un territoire complètement vierge) ni l'architecte chargé de l'opération (qui aurait trouvé l'emplacement "trop petit", d'après un habitant avec lequel il se serait entretenu) n'adhéraient pleinement à ce choix10. Les principes hygiénistes l'auraient en particulier guidé, le plateau offrant une situation dégagée propice à l'ensoleillement des immeubles. Dans le même mouvement, il est décidé d'y construire le centre hospitalier universitaire, l'école d'infirmières et la faculté de médecine et de pharmacie, introduisant du même coup de nouvelles injonctions en matière de circulation et donc de voirie (avec à la clef un viaduc ouvert en 1967 qui en facilite l'accès).
En septembre de la même année 1955, la première maquette du Secteur industrialisé, réalisée par Georges Bovet, architecte des Bâtiments civils et des palais nationaux, nommé architecte en chef de l'opération, et son collaborateur Jean Royer, urbaniste, est présentée à la foire-exposition de Clermont-Ferrand sur le stand du Ministère de la reconstruction et de l'urbanisme11. Cliché de la maquette signée de Georges Bovet ayant été présentée à la foire-exposition de Clermont-Ferrand en septembre 1955 sur le stand du ministère de la reconstruction et de l'urbanisme.
Le 20 avril 1956, le conseil municipal approuve à l'unanimité le plan de masse.
En séance du 28 juin 1956, la Commission départementale d'urbanisme (CDU) émet un premier avis favorable sur le projet, à la condition notamment de dévier l'axe de l'immeuble situé au bout et perpendiculairement à la Muraille de Chine, et d'en ramener le nombre d'étages de 16 à 14, de façon à préserver la visibilité d'un groupe de logements préexistant (érigé par la Société régionale d'HLM, dénommé Les Horizons)12. En août-septembre est menée l'enquête publique. À cette occasion, une motion est adoptée par une association d'habitants du quartier Saint-Jacques (le 19 septembre 1956). Le projet nécessiterait en effet la démolition de 80 maisons, construites entre-les-deux-guerres, certaines à l'initiative de l'Office d'HLM, propriétaire principal du foncier. Suite à cette enquête, semble-t-il, il est demandé à l'architecte de supprimer une des barres de l'ensemble (elle devait prendre place sur l'abrupt du plateau et, tout en ne bénéficiant pas d'assez d'ensoleillement, aurait porté son ombre sur les jardins des maisons situées à la base de l'abrupt). Autre grief, les nouveaux immeubles (au nord et à l'est du plateau) confisqueront à leur profit la vue imprenable sur, principalement, la ville ancienne et la chaîne des Dômes. Le maire en appelle à l'altruisme (dans le journal La liberté du 20 septembre 1956), ce programme de nouveaux logements s'annonçant comme particulièrement efficace pour résorber les 4000 demandes en cours. Sans succès. C'est ainsi que l'arrêté préfectoral du 10 décembre 1956 déclarant l'opération d'utilité publique est attaqué devant le Tribunal administratif. Attaque à laquelle il ne sera pas donné suite mais qui suscitera un argumentaire développé de la part de l'administration. Par exemple, sur la question des panoramas confisqués, il est répondu que les immeubles, et notamment la plus longue des barres dite Muraille de Chine, formeront un écran protecteur des vents du nord, profitable aux habitants du plateau. Sur la question des maisons existantes qui seraient privées d'air et de soleil, il est répondu que les règles du prospect sont rigoureusement respectées. D'autres considérations sont évoquées d'ordre économique et juridique.
En février 1958 se tient une réunion importante à Clermont-Ferrand, dans le cabinet du préfet, en présence d'un fonctionnaire du Ministère de la reconstruction et de l'urbanisme, de Roger Puget, urbaniste en chef, de Jean Royer, l'urbaniste associé à Georges Bovet (qui, lui, n'assiste pas à la réunion), de Trezzini (du bureau de G. Bovet)13, de G. Lescher et Marquet, architectes d'opération. Elle aboutit à de premières modifications significatives du plan de masse des tranches II et III : par exemple, une longue barre devait, dans la continuité de la Muraille de Chine, circonscrire le plateau Saint-Jacques à l'ouest, au-dessus d'une route de corniche, et elle est remplacée par une composition en peigne de quatre immeubles qui seront finalement implantés perpendiculairement à un boulevard de contournement au tracé rectiligne.Plan annexé au permis de construire de la 2e tranche du Secteur industrialisé. Porte notamment les tampons : "3 déc 1960" et "Vu pour être annexé à notre arrêté de ce jour sous des dispositions de cet arrêté. Clermont-Ferrand, le 6 nov 1961. Pour le préfet, le chef de division délégué. [Signature]". (Photo chercheure.)
Comme dans de nombreux cas14, l'architecte est amené à produire une version différente du plan de masse du Secteur industrialisé de Saint-Jacques (la première d'une série), de façon également à s'adapter à l'acquisition et à la démolition programmée mais difficile de plusieurs maisons, voire de lotissements.
Pour la première tranche, un second passage en CDU du 24 février 1958 aboutit à nouveau à un avis favorable, assorti cependant de conditions qui tiennent compte en partie des réclamations concernant la confiscation des panoramas, le dégagement de maisons existantes et la conservation de l'une d'entre elles. Cela aboutit à déplacer des immeubles, pour certains "vers le sud", pour d'autres "vers l'est", etc15. Des dérogations de hauteur sont confirmées. En effet, l'immeuble de 14 étages, de même que ceux de huit, dépassent "le plafond fixé, tant par le projet d'aménagement de Clermont-Ferrand de 1926 en cours de révision, le règlement sanitaire départemental que par le nouveau projet d'aménagement en cours d'élaboration et pris en considération". D'après ce même procès-verbal, les zones de verdure prévues dans le nouveau projet d'aménagement (plus exactement, semble-t-il, des "secteurs de résidences familiales aérées") seraient respectées. Un des membres de la CDU, M. Imberdis, professeur d'histoire (et auteur d'un ouvrage sur le réseau routier en Auvergne au XVIIIe siècle), suggère de déplacer la voie de desserte de la Muraille de Chine (la rue Henry-Andraud) au nord de l'immeuble, de façon à "ménager, de la voie publique, le point de vue sur Clermont-Ferrand". Mais il lui est répondu que cela nécessiterait un déplacement de ladite Muraille et "qu'il ne semble pas que ce point de vue sur Clermont-Ferrand présente un grand intérêt touristique".
Finalement, le permis de construire pour la première tranche de l'opération est délivré le 29 juillet 195816. Les travaux, grâce aux acquisitions et expropriations obtenues entre temps par l'OMHLM, commencent en novembre de la même année, pour une durée annoncée de 24 mois. Le permis pour la seconde tranche est délivré, le 6 novembre 1961, assorti cependant lui aussi de réserves (on note par exemple que la saillie des balcons des quatre immeubles disposés en peigne perpendiculairement au boulevard Claude-Bernard devra se conformer au règlement municipal de voirie, que les cuisines ne devront pas mesurer moins de 5 m2 -alors que, rappelons-le ici, Le Corbusier préconisait un minimum de 7 m2). En 1964, la deuxième tranche est achevée17.
Quant à la troisième tranche, il semble avoir été plus difficile de la mettre en oeuvre, peut-être à cause de l'amplification des critiques sur la politique des grands ensembles (et qui aboutiront en 1973 à la directive du ministre de l'équipement Olivier Guichard y mettant un coup d'arrêt). Dans un rapport du 5 avril 1966 G. Bovet prévoit même une quatrième tranche (celle-ci située au-delà du périmètre d'origine, soit au-delà du boulevard Loucheur, au sud du plateau). Les trois axes de son discours sont : suppression au maximum d'une voirie pléthorique ("plaie du plateau Saint-Jacques", écrit-il), séparation des circulations automobiles et piétons, création "à toute force" d'espaces verts. Ministère de la construction et du logement. Clermont-Ferrand. Quartier Saint-Jacques. Plan masse. Circulations. Par Georges Bovet, architecte BCPN, Prix de Rome. 15 février 1967. Les cheminements piétonniers sont en noir. Sur ce plan, les tours de plan carré font leur apparition dans le vocabulaire de l'architecte. (Photo chercheure.) Ministère de la construction et du logement. Clermont-Ferrand. Quartier Saint-Jacques. Plan masse. Schéma des fonctions. Par Georges Bovet, architecte BCPN, Prix de Rome. 15 février 1967. Dans la légende on trouve mention des espaces verts, d'une rue commerçante ouverte sur le parc, etc). Sur la coupe (en bas) est évoquée une "dalle piétons". (Photo chercheure.)Le rapport fait l'objet de critiques, principalement de la part de l'ingénieur TPE qui préconise d'augmenter la densité de population, de diminuer le nombre d'immeubles pour accroître la hauteur des constructions (l'ingénieur d'arrondissement insistant sur ce point en conseillant d'aller se renseigner auprès du concierge de la tour de grande hauteur de la tranche II où les locataires potentiels insistent pour obtenir un appartement dans les derniers étages !), de répartir les espaces verts autour des habitations au lieu de les rassembler sous la forme d'une coulée verte, etc18.
Une série de plans de masse (avec schéma des circulations, schéma des fonctions et coupe d'ensemble) sont produits par G. Bovet le 15 février 196719. La troisième tranche, que l'on peut situer au centre du plateau, n'a plus rien à voir avec le projet de situation de 1961, ni a fortiori avec la maquette de 1955, qui prévoyait à cet endroit, approximativement, une composition d'immeubles en peigne. En 1967, G. Bovet semblait compter, donc, avec un territoire prolongé au sud du boulevard Loucheur (au-dessus duquel auraient été lancés des passerelles pour piétons), et aussi avec deux îlots supplémentaires situés entre la rue des Plats et la rue des Liondards. Surtout, ces plans de 1967 semblent encore illustrer son discours de 1966. En nous limitant au nord du quartier, les "voies de desserte du plateau" y sont réduites au maximum, la multitude d'îlots y est gommée (ils subsistent actuellement), les cheminements des piétons sont tout en circonvolutions au sein de grandes nappes d'espaces verts avec une plus grande nappe au centre (un parc), recevant des infrastructures sportives. Ce schéma du parc central autour duquel l'ensemble des bâtiments est organisé est un des poncifs des grands ensembles à cette période20. Ici, une rue commerçante est ouverte sur ce parc, à l'est (assurant en quelque sorte la jonction avec le quartier en damier issu du plan d'aménagement de 1925), de même qu'une série de quatre "places à caractère urbain" et le centre culturel et social ; une "administration" est prévue à l'extrémité du parc21. Les immeubles projetés se déclinent en une série de cinq tours, plutôt hautes au vu des ombres représentées sur le plan, de deux barres coudées à la façon de la Muraille de Chine (G. Bovet avait déjà donné ce tracé au bâtiment d'accueil du centre hospitalier d'Arras quelques années auparavant), qui circonscrivent modérément une partie du parc central, et d'une série de barres rectilignes ou en L. Ces plans restent lettre morte22.
En 1973, sur le plan de masse joint à la demande de permis de construire partiel, presque tout a changé : si un morceau du secteur situé au sud du boulevard est encore représenté, la partie nord a subi une réduction drastique23. L'on commence juste à entrevoir les limites du territoire définitivement dévolu au SI avec ce qui a été effectivement réalisé. Une série de tours et de tours-plots ont remplacé les barres (l'ingénieur TPE semblerait avoir été entendu, de même que sur la question de la répartition des espaces verts). La rue des Liondards délimite le secteur concerné par la tranche III, alors que sur les plans de 1967, une coulée verte, avec ses aménagements et bâtiments, devait s'étendre jusqu'à la Muraille de Chine. L'îlot situé directement à l'est de l'église Saint Jacques est encore intégré au plan d'aménagement de l'ensemble, avec ses constructions et ses espaces libres. Enfin, sur le plan joint au permis de construire du 10 octobre 1974, la tranche III, qui semble particulièrement étriquée en comparaison de tous les projets précédents, occupe le territoire actuel24. L'îlot précédemment cité situé à l'est de l'église, le long du boulevard Loucheur, n'est plus disponible que pour une moitié, où G. Bovet a figuré un square et un parking. Notons qu'il s'agit du même îlot que le plan de 1925 attribuait en totalité à un jardin public. Ville de Clermont-Ferrand et ses abords. Projet d'extension. Par Morel, ingénieur, et le personnel technique municipal, 1925. Détail. La partie qui nous intéresse est située grosso modo dans l'angle en bas à gauche du cliché, entre la voie ferrée et le chemin d'Aubière (actuelle avenue Léon-Blum). Avec, en jaune, le réseau de voirie projeté (en partie réalisé). On remarquera les maisons clairsemées au nord (dont quelques HBM), le lotissement de HBM (les Plats) au centre. Ce dernier a été entièrement démoli et remplacé par la tranche III du Secteur industrialisé. L'îlot dévolu à un square a été réalisé sur sa moitié sud, longeant le boulevard Louis-Loucheur (en 1974, sur cette moitié d'îlot Georges Bovet prévoit square et parking). (Photo chercheure.)
La mise en place du Secteur industrialisé est close en 1977.
Un ravalement remarqué de la façade nord sur la Muraille de Chine est effectué dans les années 1980, l'auteur de l'édition du Guide bleu de 1991 regrettant que le projet d'y peindre en miroir la chaîne des puys n'ait pas été retenu.
Des travaux de réhabilitation intérieure sont réalisés dans les années 1990.
En 2015 à nouveau des travaux de rénovation thermique ont été entrepris, notamment sur les immeubles du boulevard Claude-Bernard.
Le quartier Saint-Jacques est intégré deux fois au Programme national de rénovation urbaine (ANRU I en 2005 et ANRU II en 2019). Lors de la première campagne de travaux, des aménagements importants d'espaces publics ont été entrepris, du nouveau mobilier urbain et des isolations par l'extérieur de certains immeubles apportées, qui ne nous permettent plus tout à fait de juger de l'effet paysager d'origine.
Dans l'actuel projet, trois immeubles doivent être "déconstruits" (à partir de 2021) : l'immeuble situé aux 1-3 allée des Dômes, la Muraille de Chine et le 5 boulevard Winston-Churchill. Par ailleurs, la création d'un parc de 5 hectares est à nouveau évoquée, reprenant l'idée de Georges Bovet, ou bien, comme pour le square du boulevard Loucheur, témoignant d'une évidence urbaine que l'on se plaît de plus en plus à référencer, parmi les historiens des espaces urbains, comme un effet de rémanence.
Le constat.
Nous prenons le parti de dresser un constat sur l'étendue traitée par Georges Bovet lors de sa commande initiale, soit celle qui fait l'objet de sa maquette de 1955, qu'on peut évaluer à environ 34 hectares (en d'autres termes, il s'agit de traiter de l'unité de conception, voir la définition du grand ensemble dans Espace urbain. Vocabulaire et morphologie : "aménagement urbain comportant plusieurs bâtiments isolés pouvant être en forme de barres et de tours, construits suivant une architecture et un plan de masse constituant une unité de conception. [...]"). Malgré cette précaution, tracer les limites actuellement discernables des espaces et bâtiments dont la création peut être attribuée à Georges Bovet (autrement dit les limites de ce qui relève du Secteur industrialisé), revient à délimiter six zones différentes sur le cadastre, s'étendant au total sur environ 16 hectares. Ces six zones, non jointives, regroupent un nombre très important de parcelles, surtout la zone correspondant à la dernière campagne de travaux, celle-ci ayant nécessité en particulier l'aliénation de segments de rues existantes (tracées suivant le plan de 1925).
La réalisation du Secteur industrialisé se décomposait en trois tranches (voire cinq, sur un projet de G. Bovet daté de 1967, lequel dépassait le boulevard Loucheur et s'étendait au sud, extension qui est abandonnée sur le plan définitif). Les immeubles des tranches I et II en particulier ont en priorité été implantés sur les terrains libres de constructions acquis par L'Office municipal d'HLM. La première tranche comprend sept immeubles (numérotés 101 à 108), tous des barres de huit étages, sauf le n° 103, qui en possède quatorze et est constitué d'appartements en duplex. En tout, 841 appartements devaient être livrés lors de l'achèvement de cette première tranche, du F1 au F5, mais le chiffre de 841 a été légèrement revu à la baisse suite aux modifications effectuées. La deuxième tranche (640 logements en principe) est constituée de onze immeubles (des barres de quatre, huit et dix étages, et une tour de grande hauteur, en l'occurrence de vingt étages). Quatorze tours et tours-plots compose la troisième et dernière tranche. Pour celle-ci tout un lotissement d'HBM a disparu.
À l'origine, avec la réalisation du Secteur industrialisé, la livraison de 2700 logements était annoncée. En 2017, en ont été dénombrés 1775.
Le procédé constructif adopté pour ce Secteur industrialisé est dénommé Costamagna : les murs de façade et de refends longitudinaux sont porteurs, préfabriqués, constitués de deux parois en béton enserrant une âme en briques creuses. Mettre en oeuvre ce procédé ne devenait rentable qu'à partir de 1500 logements, d'après une notice de l'agence de G. Bovet conservée au Centre des Archives de l'architecture du XXe siècle25. La longueur de la Muraille de Chine et le dispositif en peigne de quatre des barres témoignent de l'utilisation de chemins de grue.
L'allure des immeubles de la troisième tranche de l'opération, en termes de volume (les tours-plots) aussi bien qu'en termes de murs de façades (de grands panneaux prémoulés), témoigneraient de l'abandon du procédé Costamagna comme du chemin de grue.
Seuls deux immeubles ont été visités (le 1-3 allée des Dômes, dit Allée des Dômes et une des parties communes du 2-24 rue Henry-Andraud, dit Muraille de Chine) : les escaliers qui les distribuent sont suspendus, tournants, à retours avec jour ; des ascenseurs complètent le dispositif de distribution, avec cette particularité à la Muraille de Chine, que les arrêts des ascenseurs ont été prévus aux paliers intermédiaires des escaliers. L'Allée des Dômes dispose d'appartements en duplex.
Les transitions entre espace public et espace privé ont fait l'objet de traitements spécifiques. Les entrées de sept des immeubles font l'objet de "boîtes d'entrées" selon la dénomination de Georges Bovet (il s'agit de cubes disposés de biais par rapport à la façade et faisant office de vestibule). L'entrée de la tour de grande hauteur est de prime abord masquée par un mur élevé en claustra derrière lequel on passe pour accéder aux portes. Espaces de transition (entre extérieur et intérieur des immeubles). Tour de grande hauteur (TGH) du 49 rue des Linondards : entrée masquée par une claustra. (Photo chercheure.)
Tous ces immeubles sont principalement accompagnés de zones de stationnements de voitures (dans une proportion moindre à l'origine). Dans les secteurs des tranches I et II, les parkings sont aériens ou bien élevés sous la forme de longs bâtiments fermés d'un seul niveau. Dans le secteur de la tranche III, des parkings de grande ampleur sont composées de deux plateaux (l'un semi-enterré, l'autre en niveau surélevé mais ouvert). Les espaces verts et zones récréatives et sportives ne viennent, en termes de surfaces et de perception paysagère, que dans un second temps. Le plus important des espaces verts demeure celui qui sert en quelque sorte de socle à la Muraille de Chine : il est pentu et a fait l'objet d'un aménagement paysager que l'on peut dater de l'époque de la maquette de Bovet (1955) car sur celle-ci figure déjà le chemin rectiligne en rampe complété du lacet sinueux faisant le lien avec la rue du Pont-Saint-Jacques, située en ville basse. En rien les espaces verts ne structurent la zone, contrairement à ce que prévoyait G. Bovet. Ils accompagnent les immeubles, comme l'avait demandé l'ingénieur TPE. Deux des espaces verts (pelouse et arbres alignés) sont animés de blocs de béton cubiques comparables (à l'arrière du 1-3 allée des Dômes, de la première tranche de travaux, et de l'immeuble en équerre du boulevard Winston-Churchill, issu de la deuxième tranche). Au pied de l'immeuble du 1 boulevard Claude-Bernard, quatre bancs protégés par des arbres sont intégrés dans la zone de parking. Le jardin public situé à la pointe formée par la rue des Plats et la rue des Liondards est l'oeuvre d'A. Dupuy, ingénieur horticole de Clermont-Ferrand26. Comme le square du boulevard Loucheur, il est désolidarisé des habitations. Un terrain de handball et un panier de basket agrémentent les extérieurs du 5-17 boulevard Winston-Churchill. Quatre boulodromes ont été repérés, circonscrits par des arbres. Un de ces boulodromes est intégré au square public qui longe le boulevard Loucheur (le devis du square date de 197927).
Les équipements collectifs en dur que l'on peut rattacher à cette opération sont au nombre de six : un groupe scolaire (Jean-Jaurès) et une crèche (construits entre 1960 et 1964)28, un centre culturel (baptisé Georges-Brassens, entre 1965 et 1969), un gymnase (baptisé Jean-Thévenet, entre 1972 et 1974) à l'endroit prévu par Georges Bovet en 1967 pour un second centre commercial, une halte-garderie (entre 1981 et 1985), un bureau de poste (entre 1985 et 1991). Une nette rupture d'échelle est lisible entre bâtiments dévolus au logement et bâtiments destinés aux équipements, consacrant un mouvement propre à l'époque moderne selon lequel les premiers acquièrent la monumentalité qui caractérisait précédemment les seconds, et "transformant de ce fait la lisibilité de l'espace urbain"29. Ici la rupture est d'autant plus lisible que la maîtrise d'ouvrage était double : l'OMHLM pour les logements, avec son maître d'oeuvre désigné par l'Etat, et la municipalité pour les équipements.
Il reste aussi qu'en tout, l'Office a fait disparaître une soixantaine de maisons mais qu'environ 90 ont été conservées sur le site, engendrant d'inexorables ruptures d'échelle et de style dans ce domaine-là aussi. Les effets de juxtaposition, de collage, d'une manière de faire la ville sur une autre, sont nombreux. Les maisons construites entre les deux guerres respectent le tracé de la rue, même quand un recul d'alignement occupé par un jardin de façade en amoindrit la rectitude. Effets de collage. La rue des Liondards depuis le sud. Deux maisons préexistantes à l'opération et la tour de grande hauteur (TGH) de la deuxième tranche (entre 1962 et 1964). (Photo chercheure.)Les mitoyennetés ne sont pas systématiques. Alors que l'implantation des immeubles du Secteur industrialisé, d'une manière générale, se fait indépendamment de la voirie, ou perpendiculairement pour les numéros impairs du boulevard Claude-Bernard. Aldo Rossi constatait que "l'erreur commise par une bonne partie de l'architecture moderne est de ne pas avoir construit le long des axes viaires, enlevant ainsi de la vivacité et de la compacité à la ville : la rue est l'élément urbain par excellence [...]. Ce principe de construction exprime également la possibilité de valoriser les édifices existants, en plaçant en continuité l'ancien et le nouveau"30. Le 7 mars 1978, la presse locale évoque la rénovation par l'OMHLM des maisons conservées mais la recherche d'articulations entre l'existant et les nouveaux espaces ne semble pas représenter un problème. Le maire est cité : "Nous ne voulons pas étendre davantage notre action. Cela aboutirait à la suppression de nombreux commerces. Ceux-ci sont en place, ils y resteront". Il leur revient en effet d'assurer de fait une sorte d'articulation fonctionnelle entre tous les types de logements.
Du point de vue du piéton, il faut compter aussi avec les longues perspectives que les distances entre immeubles ménagent vers les monuments naturels lointains que représentent le puy de Dôme, le puy de Gravenoire, les monts du Forez, Montrognon. Quatre trouées réservées dans le niveau du rez-de-chaussée de la Muraille de Chine permettant l'accès à l'espace vert de jonction entre ville haute et ville basse, offrent la vue des tours de la cathédrale de Clermont-Ferrand, entretenant une relation visuelle avec le centre ville.
Un grand ensemble ?
Ces immeubles font-ils ensemble ? La distribution finale des vides (voirie -prépondérante- et espaces verts disséminés) n'a-t-elle pas amputé de beaucoup sur l'ambiance et le fonctionnement souhaités de l'ensemble ?
À partir de 1958, Georges Bovet était nommé pour les plans de masse de plusieurs autres sites, comme Valence (secteur du Polygone), ou Cachan, en collaboration avec Jean Royer également, avec lequel il signe aussi plusieurs résidences universitaires, entre 1965 et 1968. Il est l'auteur de la ZUP de Grenoble et de la rénovation de son centre ville, est-il écrit dans la liste de ses principales réalisations (liste établie en 1969). En 1976, Jean Royer et Georges Bovet apparaissent tous les deux comme les deux "architectes urbanistes" de l'agence31. On peut déduire de ces différents éléments que l'architecte connaît une certaine notoriété à l'époque pour son oeuvre d'architecte urbaniste (en association ou pas avec des urbanistes attitrés), la maquette de saint-Jacques ayant pu y avoir contribué. Mais la table rase imaginée, et manifestement promise initialement, étant loin d'avoir été obtenue, les différentes orientations prises par le projet ayant été accusées, la question de la satisfaction qu'a pu avoir Georges Bovet de la réalisation clermontoise reste ouverte. Celle des usagers en est encore une autre.
Chercheure à l'Inventaire général du patrimoine culturel d'Auvergne-Rhône-Alpes.