ANDRE, Gaspard. L´oeuvre de Gaspard André. Lyon : A. Storck et Cie, imprimeurs-éditeurs, 1898, Fontaine de la place des Jacobins, pp. 15-44, pl. 18-20.
Extraits d´une notice écrite par G. André lui-même, et qui contient, sous la forme pittoresque qui lui était propre, l´historique et la critique du monument. André faisait partie, sous le pseudonyme de Joannès Mollasson, de l´Académie du Gourguillon, qui réunit quelques personnalités particulièrement attachées aux choses locales. Joannès Mollasson y constituait la section archéologie. Ce titre, il suppose l´avoir légué à son petit-fils, et, dans les pages qui suivent, il lui fait faire une étude humoristique de tout ce qui a trait à sa fontaine, à l´occasion du centenaire de son inauguration.
Notes historiques sur la fontaine des Jacobins
P. 17 note 1, extrait : Né à Lyon, le 16 mars 1840 (...) [et] venu au monde peu avant l´inondation, et originaire de Bassins, canton de Vaud, Suisse, l´architecte André était évidemment destiné à construire une fontaine.
Avant le monument qui nous occupe, trois fontaines furent successivement élevées sur son emplacement. Nous trouvons tout d´abord une pompe (...) pourvue d´un balancier dit « à poire », que les gens du quartier lançaient à tour de bras pour obtenir l´eau nécessaire à leurs ménages. Mis en branle du matin au soir, ce balancier, par ses grincements continuels, porta si bien sur les nerfs d´un tranquille habitant du voisinage, le sieur Danton, que celui-ci légua à la ville de Lyon une somme importante pour édifier, aux lieu et place de la pompe exécrée, une fontaine monumentale qui « permettra aux habitants du quartier de s´approvisionner, à toute heure du jour, d´eau jaillissante ».
La ville accepta le legs, mais n´accomplit pas immédiatement la condition. Elle remplaça tout d´abord la pompe par une fontaine de commerce, qui finissait de se rouiller, il y a quelques trente ans, sur l´une des places de Vaise. Puis, un préfet du second Empire (...) eut l´idée toute préfectorale de se servir [de la somme] pour construire un monument à la gloire de son prédécesseur.
L´idée d´élever une fontaine au préfet Vaïsse pouvait se justifier. Il avait doté la ville de sa première distribution d´eau, et poussé le sentiment exquis de la propreté jusqu´à obliger la Compagnie à filtrer scrupuleusement le liquide destiné à l´arrosage de nos quais et aux chasses de nos égouts. (...) Tony Desjardins, alors architecte de la Ville, eut à réaliser cet ingénieux programme. Son projet y répondait aussi bien que possible, mais il ne fut exécuté qu´après avoir été rogné par une commission d´examen (...) C´était l´idéal du poivre et sel. Vint 1870 (...) [Les marchands de la place] crièrent tant et si fort que l´administration consentit à enlever la plate-forme aux quatre fontaines et décida de la transporter sur la place Perrache, où nous la voyons maintenant.
P. 18 note 1, extrait concernant le reproche de lenteur qui a été si souvent adressé à l´artiste. On a été jusqu´à dire qu´il avait fait sculpter les tortues qui grimpent sur le soubassement de sa fontaine en guise d´armes parlantes et pour signer son oeuvre ... !!!
L´enlèvement de la fontaine Vaïsse décida la ville, pour obéir aux intentions de Danton, à s´occuper de la construction d´une quatrième fontaine. Celle-ci fut mise au concours. Le programme, daté du 12 janvier 1877 (Note 1 : le jugement fut rendu le 31 juillet. Le premier prix ne fut pas décerné. André et Pascalon, architectes lyonnais (ce dernier depuis architecte en chef des Hospices), obtinrent chacun un deuxième prix. Des mentions furent attribuées à Brujon et Formigé.), demandait en outre, mais pour la place de Lyon, un autre projet de fontaine, accompagné d´une variante. Toute liberté dans le choix des sujets était laissée aux concurrents. L´architecte André présenta quatre études. Au projet « ART » couronné pour la place des Jacobins (note 3 : Ce projet avait déjà été, dans ses dispositions principales, présenté pour un concours d´école, où André avait à faire figurer l´architecture, la peinture, la sculpture et la gravure françaises. Sur quatre artistes, il avait dû choisir trois Lyonnais. C´est dire la part immense prise par notre ville au mouvement de l´art en France. Seul, dans le monument actuel, Poussin a été remplacé par Hippolyte Flandrin. Voici les noms des artistes représentés : XVIe siècle, Philibert Delorme, architecte (1518-1577) ; XVIIe siècle, Gérard Audran, graveur (1640-1703) ; XVIIIe siècle, Guillaume Coustou, sculpteur (1677-1740) ; XIXe siècle, Hippolyte Flandrin, peintre. Sur les cartouches des colonnes d´angle se lisent les noms de Simon Maupin, Gérard Désargues, Drevet, de Boissieu, Coysevox, Lemot, Stella, Berjon. Delorme est mort à Paris, Audran est mort à Paris, Coustou est mort à Paris, Flandrin, mort pendant un voyage à Rome, habitait Paris ... Paris, qui s´empara à son profit de nos artistes, pourrait-il présenter un tel choix d´artistes parisiens ?), il préfère le projet « Industrie », la Fontaine de la Soie, présentée pour la place de Lyon.
...
Dans sa séance du 18 octobre 1877, le Conseil municipal, après lecture d´un rapport du conseiller Ed. Aynard (note 2 : Edouard Aynard, à qui nous devons la réorganisation de notre enseignement des beaux-arts et de nos collections artistiques, et auquel sa compétence indiscutée donnait une grande autorité, prêta bien souvent son appui à l´architecte André pendant l´exécution de la fontaine), adoptait le principe du projet « ART », et demandait à l´auteur de présenter de nouvelles études sur le même motif. Ces études furent examinées le 13 décembre 1877, par une Commission spéciale qui approuva l´une d´elles.
Le 10 mai 1878, le Conseil adoptait les propositions de la Commission spéciale. Il fixait l´emplacement de la future fontaine dans l´axe de la rue Gasparin, disait que les quatre statues d´artistes seraient mises au concours, et que les autres travaux, vu leur nature spéciale, seraient adjugés par la voie du concours restreint. Il décidait que le service d´eau, pour remplir le voeu de Danton, s´effectuerait sans interruption : enfin, il demandait, avant tout commencement de travail, la production d´un modèle complet de la fontaine, au dixième de sa dimension réelle.
Tout paraissait donc en bonne voie, lorsque, par deux pétitions, les marchands de la place, émoustillés par leur victoire sur la fontaine Vaÿsse, remirent toutes choses en question.
L´une de ces pétitions s´en prenaient à l´emplacement désigné ; l´autre demandait l´abandon du projet primé.
Cette pétition reprochait à la fontaine projetée de masquer les magasins de la place, et demandait un nouveau concours dont le prix, disaient les signataires, serait décerné à l´auteur du monument le plus mince et « cela dans un intérêt général ».
Le voeu de ces partisans de l´aiguille à tricoter appliquée à l´architecture monumentale ne fut écouté que jusqu´à un certain point. Il n´y eut pas de nouveau concours, mais pour donner quelque satisfaction aux pétitionnaires, un trottoir circulaire, projeté autour du monument, fut réduit à une étroite cadette (note 1 : cadette : dalle étroite qui bordait les maisons de Lyon avant les trottoirs (terme lyonnais)) ; et l´architecte, à son profond regret (note 2 : Et, disons-le aussi, au regret de tous les artistes et hommes de goût. (Note de l´éditeur)), dut diminuer d´un mètre cinquante le diamètre du bassin principal.
L´autre pétition réclamait le changement de position de la fontaine.
A moins d´examiner sur un plan ancien ce qu´était la place des Jacobins en l´an 1880, on se figure difficilement comment a pu germer une telle idée. Il faut, en effet, pour admettre la possibilité d´une hésitation, tenir compte qu´au moment dont nous parlons, le côté ouest de la place, occupé en grande partie par de vieilles maisons, étranglait le débouché de la rue Mercière et venait en avant de l´alignement actuel.
Ne voyant pas les choses de très loin, ne soupçonnant pas quelles modifications prochaines s´imposeraient à notre édilité, nos bons pétitionnaires ne pouvaient admettre que la fontaine fut momentanément plus près des façades ouest que des façades opposées.
L´emplacement choisi fut pourtant maintenu, après avoir été de nouveau examiné et discuté au Conseil municipal (12 décembre 1878), et après lecture d´un rapport très nettement affirmatif de la Commission spéciale chargée de suivre les travaux de la fontaine. Ce rapport, qui peut se lire dans l´un des numéros de novembre 1878 du journal le Courrier de Lyon, est signé : Ed. Aynard, Casimir Echernier, A. Hirsch, Langlade, A. Louvier, Ponthus-Cinier, Clair Tisseur.
C´est donc dans cette séance du 12 décembre 1878 que se fit entendre la grande voix de l´austère docteur Jantet, rappelant ses collègues du Conseil aux vertus républicaines (note 1 : le docteur Jantet explique que Danton, craignant que le fruit de ses épargnes ne devint la proie des Jésuites, laissa sa fortune à Lyon pour édifier une fontaine, mais qu´il « n´était jamais venu à sa pensée de mettre sur cette fontaine des artistes n´ayant rendu de services qu´au clergé, à la noblesse, et ne s´étant jamais élevés au-dessus de la platitude des courtisans... Depuis la disparition de la fontaine Vaïsse, les Jésuites de robe longue et de robe courte ont recommencé leurs intrigues. Aujourd´hui, si le Conseil municipal ne s´oppose, s´il consent à jeter cet insolent défi aux sentiments républicains de notre population, nous allons voir, malgré la bonne volonté du testateur Danton, l´érection, sur la place des Jacobins, d´un monument, la copie exacte de celui élevé sur la place Saint-Jean, surmonté par un ange, entouré de niches dans lesquelles seront logées quatre statues d´âmes serviles, qui ne se rendirent utiles qu´à la tyrannie et à la superstition. Ce sera la réalisation du projet rêvé par les jésuites, qui nous observent ! » il est impossible que le Conseil favorise un pareil projet, il ne peut « consacrer sur une de nos places le souvenir de ces âmes serviles, de ces cléricaux rappelant des époques néfastes, à jamais maudites ! »).
L´exécution du modèle au dixième demandé par le Conseil fut confiée aux sieurs Flachat et Cochet (note 2 : Avec les Armand-Calliat, les Bégule, les Tassinari et d´autres encore, Flachat et Cochet firent de louables efforts pour restituer à nos industries artistiques leur renom d´autrefois et rendre aux choses usuelles ce charme de la forme et de la couleur, si longtemps négligé. C´est de leurs ateliers, notamment, que sortirent ces beaux et bons meubles, soigneusement conservés dans quelques vieilles familles lyonnaises). Terminé en août 1878, il fut approuvé et examiné par la Commission spéciale, après quoi, le 5 octobre 1878, et sur la proposition de l´architecte André, l´étude à la grandeur de l´exécution de tous les ornements fut remise à la même maison. Ainsi préparés à l´avance, ces modèles permirent plus tard aux entrepreneurs invités à l´adjudication de la fontaine d´apprécier exactement les difficultés et les dépenses d´un ouvrage qui, sans cela, eût présenté beaucoup d´imprévu.
Malgré le temps employé à ces travaux préparatoires, la partie architecturale et ornementale de la fontaine fut terminée longtemps avant les statues, à ce moment déjà commandées.
En effet, le 23 septembre 1878, un concours ouvert pour les quatre statues debout avait été jugé et les concurrents classés comme suit : 1er prix : Degeorge ; 2e Bourgeois et Noël (Paris) ; 3e Fourquet (Paris) ; 4e Aubert, fils aîné (note : Fils d´un sculpteur ornemaniste de notre ville. Auteur de la statue de Jussieu qui, érigée d´abord par une véritable aberration sur un quai, a plus tard été installée à sa véritable place, au milieu de notre Parc de la Tête d´Or) ; 1re mention : James Perrin (Paris) ; 2e Pagny (Lyon) ; 3e Dufraine (Lyon) ; 4e Michel Métra (Villefranche, Rhône) ; 5e Textor (Lyon).
Le marché préparé avec C.-M. Degeorge ayant été approuvé (17 octobre 1878), la Commission spéciale, dans sa séance du 24 février 1879, s´occupa des sirènes et proposa d´en confier l´exécution à « l´un des artistes honorant l´Ecole française de sculpture, « mais à la condition que le travail du marbre serait donné à des praticiens habitant Lyon.
En conséquence, et sur la proposition de l´architecte de la fontaine, la ville traita avec le sculpteur parisien Delaplanche (note 2 : Delaplanche confia les quatre sirènes au sculpteur Busque, et Degeorge tint à faire exécuter par ce même praticien trois de ses statues. ... La pratique du Flandrin se fit à Paris.
Le 13 mars 1879, une adjudication restreinte donnait à l´entrepreneur Day l´exécution des fondations, que l´architecte tenait à faire établir à l´avance, afin qu´elles fussent bien séchées et que par là fussent évités les tassements qui, si faibles qu´ils soient, sont funestes aux monuments isolés.
Pendant ces travaux les fondations des trois anciennes fontaines furent retrouvées. Le centre de chacune d´elles occupait un point différent (note 3 : la place qu´avait connue Danton avait vu ses dimensions augmentées et sa forme modifiée, lors des grands travaux exécutés à Lyon pendant le préfectorat Vaïsse), et celui du nouveau monument vint se placer entre eux, à peu près à égale distance des uns et des autres.
Les habitants de la place regardaient avec curiosité construire et voûter la galerie qui circule au-dessous des sirènes, et les quatre passages qui font communiquer cette galerie à une chambre centrale, ménagée pour la réparation des appareils hydrauliques. Leur étonnement fut grand lorsque, les voûtes achevées, on remblaya, en attendant la reprise des travaux. Après quoi la voirie installa sur le tout un beau refuge circulaire avec un candélabre central du plus grand modèle.
« Singulière fontaine, murmurait-on ; en voilà une au moins qui ne masquera pas les magasins ! »
Cependant, l´étude des modèles de sculpture se poursuivait dans les ateliers de Flachat et Cochet. L´architecte n´y employa que deux modeleurs, les sieurs Campagnet et Lavigne.
Ces modèles terminés, quatre entrepreneurs de sculpture, Clauzes, Vial et Comparat, Miaudre et Chenevay furent invités à se présenter à l´adjudication ouverte pour l´exécution de la fontaine proprement dite. Ces entrepreneurs devaient formuler des offres pour l´exécution en pierre et pour l´exécution en marbre. Le Conseil municipal (10 avril 1880) décida que les travaux seraient adjugés aux entrepreneurs Vial et Comparat (note 1 : Le sieur Vial, habile appareilleur, s´occupa de la partie architecturale et de la pose. Son gendre, le sieur Comparat, dirigea l´exécution de la sculpture. La fontaine n´élève son fleuron terminal qu´à 12m50 au-dessus du trottoir, et ses colonnes ne forment en plan qu´un carré de 2m35 seulement de côté ; malgré ces faibles dimensions, plusieurs blocs difficiles à manier et à poser, et pesant de 7 à 8 mille kil., ont été employés. Les entrepreneurs, rompant en ceci avec les anciennes habitudes lyonnaises, n´hésitèrent pas à établir, à leurs frais et à une grande hauteur, de vastes échafaudages terminés par un grand chariot couvert qui, manoeuvrant en tous sens, saisissait les blocs et les déposait sans heurts à la place qu´ils devaient occuper) et que le marbre serait exclusivement employé, puisqu´entre l´exécution en marbre et celle en pierre, il n´existait qu´un écart de trois mille francs (note 2 : Construite en pierre, la fontaine serait en ruine aujourd´hui. Sous notre ciel inclément, le marbre résiste, alors que les pierres les plus dures (surtout dans un monument isolé, refouillé et attaqué sur toutes faces) se couvrent d´une lèpre blanche, puis s´effritent, s´écaillent et tombent. Les refouillements et sculptures eussent d´ailleurs exigé une main-d´oeuvre plus coûteuse que dans le marbre. Cette différence compensait à peu près l´écart entre l´achat des deux matières).
Le travail fut bien fait et vivement mené. Dix-neuf mois après l´adjudication, la fontaine fut découverte, sur l´ordre du Maire de Lyon qui jugea avec raison que les échafauds et palissades ne pouvaient rester en place jusqu´au moment incertain où sirènes et statues seraient livrées par les sculpteurs. (Note 3 concernant le maire de Lyon : la mairie centrale venait d´être rétablie et le docteur Gailleton d´être nommé maire.)
[...]
La fontaine était découverte, entourée d´une grille provisoire et munie d´un service d´eau rudimentaire (note : la plomberie fut exécutée d´abord par l´entrepreneur Flicoteau, et continuée après sa mort par l´entrepreneur Berlie) pour remplir ses bassins, mais les statues n´arrivaient pas. L´eau croupissait, rarement renouvelée, et ce tronçon se mirant tristement dans des eaux sales amenait chaque semaine des plaintes des gens de la place, maudissant de plus belle l´architecte, la fontaine et son eau.
[...]
Cette digression était nécessaire pour occuper, dans notre récit, le long espace de temps qui s´écoula entre le moment où fut découverte la fontaine (novembre 1881) et la mise en place des sirènes (mars 1884).
Ces joyeuses commères vinrent à point pour réjouir le monument abandonné. Les Lyonnais d´alors leur firent bon accueil. Les lyonnaises, même les mieux pourvues, les trouvèrent « un peu avantagées ». Pour nous ce sont d´excellentes figures décoratives, s´ajustant bien avec leurs socles et convenant à l´architecture de la fontaine quoiqu´elles soient de dimensions un peu trop fortes peut-être pour l´harmonie générale. On regrette aussi que, par des raisons d´économie, deux modèles seulement aient été demandés au sculpteur Delaplanche. Le monument y a perdu, et nous aussi.
Les sirènes posées, l´administration (en attendant les quatre statues de Degeorge) fit compléter les appareils hydrauliques, malgré quelques timides observations de l´architecte, pour qui (lubie singulière), une fontaine fonctionnant avant d´être achevée paraissait un peu shocking.
Le 14 juillet 1885, jour de la Fête nationale, les eaux jaillirent pour la première fois. Nous disons jaillir pour nous conformer à l´usage, car si nous en croyons un contemporain, les jets de la fontaine étaient de vraies « pisserettes à la Jacquard (note 1 : Ces gens du XXe siècle nous prêtent des façons de parler bien triviales (note du XIXe siècle.) »). Ajoutons vite, comme explication, qu´on les avait volontairement réduits au minimum possible, la Compagnie des eaux, à cette époque, étant obligée, pour ménager sa provision, de faire boire à ses employés de l´eau de Saint-Galmier et de Couzan.
Ceci fait, la fontaine parut terminée. Le bruit qui s´était élevé autour d´elle cessa. Plus de pétitions ; les magasins avaient déposé les armes. Seul l´architecte, qui depuis peu osait se hasarder furtivement sur la place, pensait aux statues et, regardant ses arcades vides, se demandait avec inquiétude si son monument, trop mince en l´état, ne serait pas trop gros une fois terminé.
Le moment vint pourtant où il dut les poser et, le 21 décembre 1885, un long cri d´horreur répondit aux marteaux des charpentiers, clouant autour des bassins la quatrième clôture !
Cette clôture séjourna deux mois. On y vit entrer, l´un après l´autre, d´énormes personnages en marbre, plus gros que les niches, disait-on. On les recouvrit rapidement et, sous des hangars improvisés, les habitants de la place entendirent la massette et le ciseau retentir du matin au soir entre les mains d´ouvriers discrets.
Le mystère si soigneusement caché fut vite découvert. C´était bien simple. Le statuaire ou l´architecte, les deux plutôt, s´étaient trompés dans leurs mesures : il fallait maintenant raccourcir des statues trop longues. Deux journaux graves publièrent la nouvelle, mais oublièrent d´expliquer si l´on procédait à ce raccourcissement par la tête ou par les pieds.
On sut cela d´un sculpteur du quartier Saint-Jean qui expliqua, pour excuser son confrère, que rien n´était si commun que de raccourcir ou d´allonger un saint ou une sainte, selon la grandeur de la niche, en sciant le milieu du corps et en retranchant ou ajoutant une rondelle, à la demande. Bien scellé, bien rajusté, bien limé, les plus malins n´y voyaient rien ! Et de fait, quand les plinthes, que pour le transport on avait dû laisser brutes, eurent été ramenées aux dimensions voulues, et que, à partir du 1er février 1886, on vit successivement hisser les statues (note : La pose en fut effectuée par les sieurs Boudet oncle et neveu, entrepreneurs de la chapelle de Fourvière) nul ne put apercevoir le joint dans le ventre.
Quelque temps après, l´administration demanda à l´architecte une grille, à laquelle ce dernier fixa une borne-fontaine, un peu à la façon dont un médaillon s´ajuste sur un collier : modeste accomplissement du voeu de Danton.
Cette borne remplaça un petit édicule, supprimé sans doute par raison de double emploi. Un journal du temps le signale comme une copie réduite de la fontaine ( ?) et un hommage discret ( ?) adressé par la voirie à notre architecte.
Examinons nos statues :
FLANDRIN, dont le costume offrait des difficultés particulières (en sculpture qui dit pantalon dit inconvenance), est drapé dans le manteau du paysan romain qu´il porta sa vie durant.
Il a bien la physionomie que révèlent ses lettres intimes, et nous pouvons compter que Degeorge, son élève, nous a fidèlement transmis ses traits. La main, tenant un crayon et reposant sur le cartable, indique l´artiste amoureux du dessin. A ses pieds une palette s´appuie sur l´église d´Ainay, et rappelle combien le peintre sut approprier sa couleur aux exigences décoratives.
DELORME se présente avec autorité. Drapé dans un ample manteau renaissance enrichi de fourrures, le vieil architecte a grand air.
Mis à l´aise par l´absence de documents, autres qu´une mauvaise gravure, d´un dessin trop maladroit pour avoir été fidèle, l´artiste a inventé un type, répété depuis.
Un plan des Tuileries est dans la main de Delorme, et à ses pieds un modèle du pavillon central (note : Le sculpteur a eu raison de remplacer par ce pavillon le portail de Saint-Nizier, auquel il avait songé d´abord, comme nous le montre une de ses lettres à l´architecte. Ce portail peut en effet avoir été commencé sur des études de Delorme, et sa base offre de la fermeté et de beaux profils, mais toute la partie supérieure est d´une grande faiblesse relative, et la disposition générale, prévue par le grand architecte de la Renaissance, alors débutant, a dû être changée au cours des travaux. En réalité, les trois quarts au moins de l´ouvrage n´ont pas été exécutés sous la direction de Delorme).
AUDRAN, jeune, audacieux, se présente hardiment : « l´artiste, a dit un éminent critique, dans l´un des discours prononcés à l´inauguration de la fontaine, l´artiste a représenté Audran presque adolescent et le pied avancé hors du socle, pour bien montrer quel grand pas il fit faire, dès ses débuts, à la gravure française. » Le temps a dû effacer la croupe d´un des chevaux des batailles d´Alexandre qui, dit-on, était gravée sur la plaque que l´artiste tient à la main, et rappelait son oeuvre principale.
COUSTOU présente peut-être, envisagé comme figure isolée, la meilleure composition des quatre. La pose théâtrale, le riche costume, l´air de tête superbe racontent bien l´époque du Roi-Soleil ; le marteau indique le sculpteur ; le Lyonnais est rappelé par le petit modèle du Rhône, que l´artiste est supposé présenter à nos échevins.
Pour être conséquent avec leur célèbre doctrine : « l´art n´est que la reproduction de la nature », les réalistes du temps raillèrent à l´envi la double action du Coustou. Se met-on en manchettes et en perruque pour travailler le marbre, et tient-on un modèle du Rhône dans la main gauche lorsque de la droite on taille une tête de femme ?
Cette critique eût été excellente, adressée au modeleur d´un musée de figures de cire. Elle tombait à faux, appliquée à une oeuvre de la statuaire monumentale. Pourquoi, pendant qu´on y était, ne pas reprocher à Coustou de n´avoir donné qu´une bouche à son Rhône, quand chacun sait bien que ce fleuve en a plusieurs ?
Il nous faut mélanger quelques critiques aux éloges qu´ont reçus ces statues, si, après les avoir envisagées en elles-mêmes, nous examinons leur rôle dans l´ensemble du monument.
Pour réussir à ce point de vue (alors presque complètement négligé par les sculpteurs), chacune d´elles eût dû non seulement s´arranger, vue de face, dans l´ouverture de sa niche, mais de plus continuer logiquement son piédestal ; toutes les quatre elles eussent dû former une masse pondérée, présentant, malgré des ajours pittoresques et des silhouettes heureusement variées, une saillie moyenne à peu près égale sur chaque face de la fontaine.
C´est ainsi qu´eussent agi tout naturellement des sculpteurs de la Renaissance, habitués dès leur apprentissage à tenir compte des conditions architecturales, variables dans chacun des édifices qu´ils décoraient, c´est ainsi que, sans laisser perdre un de ses droits à la fantaisie la plus charmante, ils savaient enfermer leurs figures les plus audacieuses dans les grandes lignes de la silhouette générale.
Architecture et sculpture se faisaient ainsi valoir réciproquement ; leurs qualités s´ajoutaient au lieu de se nuire, et l´oeil ravi ressentait le plaisir que procure à l´oreille un accord bien frappé.
Or, si nos figures répondent à la première condition que nous avons indiquée (celle, évidemment, dont s´est préoccupé le sculpteur), le Delorme, seul, répond à la seconde. Lui seul, dirait un professeur d´esthétique, est bien l´épanouissement normal du piédestal, qui ne s´arrête pas aux têtes de lion, mais qui, à travers les petites vasques, descend sur l´assise des coquillages. C´est ce piédestal que le sculpteur eût dû considérer ainsi dans toute son étendue, en y superposant des figures. De là, cette allure franche du Delorme, et l´aisance avec laquelle sa masse, quoique plus forte que celle des autres statues, s´arrange avec les finesses du cadre.
Le Flandrin et l´Audran, au contraire, abandonnent presque complètement les lignes de leurs piédestaux, et réfugient le haut de leur corps dans l´architecture. Ils présentent ainsi, vus de la rue Gasparin, par exemple, deux lignes obliques rentrantes, d´un mauvais effet pour l´ensemble. Ce défaut, qu´aggrave la répétition, en pendant, des cartables qu´ils portent tous deux, disparaît heureusement à mesure qu´en se déplaçant, le spectateur arrive en face de l´une ou l´autre de ces statues.
(Prière de ne pas s´arrêter, pendant ce trajet, en face d´un axe diagonal de la fontaine, car, de ce point et par la faute impardonnable de l´architecte, la colonne d´angle paraît trop isolée et l´édicule circulaire trop petit).
Enfin Audran et Flandrin manquent aussi à la dernière des conditions énoncées plus haut. Moins saillants sur les faces de la fontaine que les autres statues, ils ovalisent, en plan, une masse générale qui eût dû être circulaire.
Ajoutons bien vite que tout autre sculpteur ne se serait pas plus que Degeorge préoccupé de ces conditions, et qu´aucun n´eût pu donner plus de soins à un travail auquel le marché passé attribuait des prix insuffisants.
L´architecte André dut s´estimer heureux d´avoir rencontré un homme d´autant de talent et de probité artistique. Nous savons, par sa correspondance, qu´il fut fort satisfait de ces quatre statues, si heureusement variées d´âge, de costume, d´attitude et de caractère, et que rehausse une excellente facture, sobre, précise et souple à la fois. Ces statues sont le sourire de la fontaine et font le charme et l´intérêt de ce monument.
Si après les avoir regardées, nous jetons un coup d´oeil sur l´architecture qui les encadre, nous constatons que la fontaine se rattache au thème du grand tombeau de l´antique Glanum (note 1 : Sans lui ressembler, bien entendu. Nous n´avons pas à insister sur ce point. Nos lecteurs savent combien est petit le nombre des thèmes possibles sur lesquels, en tous temps et tous pays, les architectes ont brodé leurs variations innombrables.) : une base carrée, un étage à arcades, un édicule rond. La partie basse est la fontaine demandée par Danton ; la partie moyenne reçoit les quatre artistes qu´on a voulu honorer ; la partie haute est un petit Temple de l´Art, gardé par des Chimères, et dont le socle, orné d´emblèmes, reçoit le trépied auquel est attachée une branche votive du laurier delphique. La frise du temple porte cette dédicace : « La ville de Lyon aux artistes qui l´ont illustrée. »
Il y a des gens nés pour chercher le symbolisme. Que n´a-t-on pas trouvé dans nos églises ogivales ! Pour les mystiques, notre base, avec ses sirènes et ses serpents, c´est la Terre avec ses tentations, ses convoitises, etc., etc. ; c´est le matérialisme abject dont se dégagent les artistes s´élevant dans une région supérieure et qui, dans leur tâche achevée, prennent place plus haut encore dans ce temple qui, etc., etc.
Pour les panthéistes, au contraire, cette base, c´est la riche nature, cette mère féconde, source inépuisable de forces, d´où plus fermes et plus sûrs s´élancent, etc., etc.
Pour notre femme de ménage, les poissons, les dames qui se baignent, les coquillages, tout ça, c´est l´Eau ; les messieurs dans la maison, c´est la Terre ; la cage à oiseaux, c´est l´Air ; et la marmite qui est dedans, c´est le Feu « Les quatre éléments, monsieur ! ».
Plusieurs, non sans raison peut-être, invoquant le non bis in idem condamnèrent la cage à oiseaux, ce petit édifice posé sur un plus grand. Notre architecte, dans une lettre à son ami Puitspelu [nom de plume de l'architecte Clair Tisseur], la défend avec énergie. Pour lui, la division binaire eût tout gâté. Il faut à sa fontaine une base, un milieu et un couronnement. Et ce couronnement ne doit rappeler aucun genre de toiture connu, « sans quoi, dit-il, cela fait petite maison, et l´on songe tout de suite à quatre gapians dans un pavillon d´octroi, au milieu d´un carrefour » ; et le voilà qui part vivement pour expliquer que, s´il a laissé une colonne au centre de l´étage principal, c´est pour retirer à ses statues le moyen de s´abriter les jours de pluie, à l´instar des capucins de baromètre, ou de jouer aux quatre coins, s´il fait beau. Ceci dit, il se déclare satisfait des coquilles, qui forment retombées de voûtes sur cette colonne, et croit qu´elles donneront un fond heureux aux têtes des statues ...
Dans une autre lettre, après avoir avoué franchement qu´il n´a pu réussir, aussi bien qu´il l´eût désiré, la soudure difficile entre la partie aquatique de la fontaine et l´étage principal, il confesse être resté bouche bée quand, certain jour, on lui reprocha d´avoir mis des femmes nues près de ces hommes habillés !!! - Sur quoi, il demande à Puitspelu « si, pour plus d´unité, il eût dû pourvoir ses sirènes de camisoles ou mettre ses artistes en costume d´académie » ?
Où l´architecte parle avec l´accent de la conviction, c´est lorsqu´il dit un peu plus loin ne pouvoir se consoler du rétrécissement du grand bassin qui, en resserrant un peu les vasques et en rejetant les sirènes sur les figures du corps principal, a accentué la lourdeur de l´ensemble.
Cette lourdeur, rendue plus sensible par les détails un peu fins, ne lui fut pas reprochée, et l´acuité des profils, la sécheresse de certaines figures ne choqua pas trop, paraît-il, des yeux faits encore aux aspérités mesquines du plat « néo-grec » naguère en vogue. Bien plus, accueillant avec une excessive indulgence un monument pour lequel on avait été un peu sévère au début, on vanta la complication de ses formes, prenant ce défaut pour une qualité, et l´on rappela, à son propos, les jolis monuments de la Renaissance !
Pardonnons ce blasphème et avouons que nous-même, en décomposant les plans superposés, entassés par l´architecte, nous nous sommes amusé à le voir taquiner le carré pris pour point de départ du plan de l´étage principal, le faisant passer, en montant, à la forme circulaire du lanternon, et en descendant, à l´octogone du socle, puis aux quatre-feuilles des vasques et au cercle du bassin. Le tout flanqué, dissimulé, interrompu par les petites vasques en consoles, et les motifs décoratifs des angles, partant des chimères pour arriver aux contreforts des sirènes en passant par les vases qui jouent le rôle de clous et rattachent ces sirènes au corps central. Il y a là matière à un diagramme transcendantal pour lequel nous pourrions épuiser, à seule fin de montrer notre science, tout le vocabulaire barbare de la géométrie. Si le lecteur ne nous sait point gré de ne pas le faire, c´est un ingrat !
Finissons plus simplement en signalant la frise de coquillages, qui nous paraît un morceau réussi, et en regrettant que cette richesse de sculpture, placée à la base, s´arrête brusquement et n´ait pas, soit par économie, soit par tout autre motif, trouvé un écho sur les panses des quatre grandes vasques.
Selon nous, l´architecte eût dû y faire sculpter, en faible relief, les godrons que, depuis, l´eau, dans sa chute, a su dessiner d´une façon si curieusement exacte. Nous signalons cette ornementation naturelle. Une bonne leçon s´en dégage, sur l´origine des motifs décoratifs, motifs qu´on rencontre et n´invente pas.
Sculpteur parisien.