Cour d'assises de la Savoie.
Présidence de M. le conseiller ARMINJON. Audience des 27 et 28 novembre.
Les frères François et Roch Favre, de Doucy, sont accusés des faits suivants : « Le 7 octobre 1877, vers 11 heures du soir, le nommé Jean Gonthier, de Doucy, âgé de 67 ans, suivait le chemin public, en revenant de Jarsy, et n'était plus qu'à 150 pas environ de sa demeure, lorsqu'il aperçut deux individus sur le bord du chemin. L'un d'eux lui dit : Est-ce toi ? Puis, sans attendre la réponse, lui porta à la tête un violent coup de bâton qui l'étendit à terre. Gonthier se releva, mais il fut aussitôt renversé par un nouveau coup. Les deux malfaiteurs se jetèrent alors sur lui et l'accablèrent jusqu'à ce qu'il restât sans mouvement. Bien que tombé en défaillance, le malheureux vieillard sentit en ce moment qu'on le fouillait et qu'on lui enlevait sa bourse contenant au moins 117 fr.50 c , qui venaient de lui être payés à Jarsy. Au bout de quelques instants, il reprit un peu de force et, se voyant seul, il put regagner son habitation. Les blessures qu'il avait reçues étaient nombreuses, surtout à la tête. A la main gauche, un doigt avait été brisé et comme écrasé ; sa vie, toutefois, n'était pas en danger imminent, et il put bientôt donner sur le crime, dont il avait été la victime, des indications permettant d'en poursuivre les auteurs. Au moment où il avait reçu le premier coup de bâton, il avait reconnu à lavoix celui de ses agresseurs, par qui il était interpellé, pour être Favre François. La stature de l'autre le trahit pour être Favre Roch, l'un et l'autre ses voisins et animés vis-à-vis de lui des sentiments les plus mauvais. Ils avaient même proféré des menaces de mort contre sa personne. L'information a confirmé l'exactitude de ses désignations si sûres et si promptes. Le 7 octobre au soir, vers 9 heures, Favre François s'était rendu chez son frère Roch ; il y avait arrêté avec sa belle-soeur, Péronne Gonthier, les préparatifs d'un vol de pommes à commettre sur l'heure dans le pré d'un voisin. Ils étaient sortis bientôt à l'effet de l'accomplir ; Favre Roch devait venir plus tard recueillir les fruits, avec des sacs et des paniers. La conversation qui avait réglé l'exécution de ce délit avait été entendue. Les propriétaires, avertis, avaient pu suivre la trace des voleurs ; ils avaient reconnu à leurs voix Favre François et sa belle-soeur ; ils leur avaient même jeté des pierres. Puis, quelques minutes avant 11 heures, un témoin avait entendu un bruit de voix, non loin de la maison de Favre Roch, près de l'endroit où le vol de fruits avait été commis et où Jean Gonthier a été assailli. Il était ainsi indiqué que les deux faits avaient les mêmes auteurs. La saisie opérée le 8 octobre au matin, sur le chemin public, du bâton teint de sang avec lequel Gonthier avait été frappé acheva la démonstration ; ce bâton, en effet, est particulièrement propre à abattre les pommes ou à transporter des paniers. Au surplus, une perquisition au domicile des frères Favre amena la découverte des pommes volées la veille ; on constatait en même temps que les vêtements de l'un et de l'autre portaient des tâches de sang paraissant toutes fraîches. Le pantalon de François Favre avait été lavé récemment, et les explications fournies par les accusés pour expliquer toutes ces coïncidences ne tardèrent pas à être reconnues comme mensongères. Au cours de l'information, une grave révélation, relative à un autre fait, s'ajouta aux charges déjà réunies contre François Favre.
Le 27 août 1874, le nommé Dubois Jean, dit la Lotte, meunier à Doucy, avait dû se rendreà Chambéry, à l'effet de fournir son témoignage dans une cause correctionnelle contre Claude-Marie Favre, père de François. Le soir même et pendant son absence, son moulin fut incendié ; ce sinistre était l'oeuvre de la malveillance ; car depuis un certain temps, la famille Dubois n'avait pas fait de feu dans ce bâtiment et ne s'y rendait que le jour. Les soupçons planèrent de suite sur Clauda-Marie et François Favre, notamment sur le père, animés l'un et l'autre de la haine la plus violente contre Dubois et qui avaient proféré contre lui des menaces de mort et d'incendie ; leurs antécédents judiciaires et leur réputation détestables ne rendaient point ces soupçons invraisemblables. Mais une circonstance fortuite détourna plus spécialement sur le père l'attention de la justice. Il n'avait pas comparu le 28 aout 1874 devant le tribunal correctionnel ; il y avait lieu de croire dès lors qu'il n'était resté à Doucy, pendant l'absence de Dubois, que pour satisfaire sa vengeance. Il fut retenu dans la prison de Chambéry, sous l'inculpation du crime d'incendie, pendant plus d'un mois. Mais aucun autre indice n'ayant été relevé contre lui, il fut élargi en vertu d'une ordonnance de non-lieu à suivre.
Au commencement de l'année dernière, dans une querelle qu'il avait avec son fils, il lui reprocha la détention préventive qu'il avait subie, en lui disant : « Tu devais savoir que ce n'était pas moi qui avais mis le feu au moulin de Dubois ! Tu dois bien savoir que c'est toi ! » Cette grave accusation, sortie contre Favre François de la bouche de son père, est aujourd'hui confirmée par d'autres circonstances. Le 27 août 1874, François Favre avait travaillé chez sa belle soeur, Péronne Gonthier ; il l'avait entretenue de sa haine contre Dubois et de ses projets de vengeance. Or, le surlendemain, la femme Gonthier avait constaté qu'il lui manquait la moitié d'un paquet d'allumettes, et elle n'a pu imputer qu'à son beau-frère de les avoir prises. En sortant de chez sa belle-soeur, Favre s'était rendu dans une réunion de jeunes gens, qui se tenait à peu de distance du lieu où le feu a éclaté. Il y entra et en sortit à plusieurs reprises, dans des conditions qui furent remarquées, et, malgré ses dénégations, il est certain qu'il s'y trouvait encore à neuf heures et n'était point couché par conséquent au moment où l'incendie éclata. De nombreux témoins sont entendus, tant à charge qu'à décharge. M. Grand soutient l'accusation. La défense de Favre François est présentée par Me Bourgeois, avocat, et celle de Roch Favre, par Me Durand. Le jury écarte la tentative de meurtre, reprochée aux deux accusés ; mais il répond affirmativement aux questions subsidiaires de coups et blessures ayant occasionné une incapacité de travail de plus de 20 jours, ainsi qu'aux questions concernant le vol d'argent avec toutes ses circonstantes aggravantes ; Favre François est de plus déclaré coupable du crime d'incendie. Enfin, l'existence des circonstances atténuantes est admise pour les deux accusés. La Cour condamne François Favre à 20 ans de travaux forcés et à 20 ans de surveillance de la police, et Roch Favre à 10 ans de travaux forcés et à 20 ans de surveillance. Cette affaire était la dernière de la session ; deux seulement étaient portées au rôle d'audience.