ANDRÉ, Gaspard. L´œuvre de Gaspard André. Fontaine de la place des Jacobins. 1898, extraits concernant les quatre statues
Notes historiques sur la fontaine des Jacobins
L´architecte André présenta quatre études. Au projet « ART » couronné pour la place des Jacobins (note 3 : ce projet avait déjà été, dans ses dispositions principales, présenté pour un concours d´école, où André avait à faire figurer l´architecture, la peinture, la sculpture et la gravure françaises. Sur quatre artistes, il avait dû choisir trois Lyonnais. C´est dire la part immense prise par notre ville au mouvement de l´art en France. Seul, dans le monument actuel, Poussin a été remplacé par Hippolyte Flandrin. Voici les noms des artistes représentés : XVIe siècle, Philibert Delorme, architecte (1518-1577) ; XVIIe siècle, Gérard Audran, graveur (1640-1703) ; XVIIIe siècle, Guillaume Coustou, sculpteur (1677-1740) ; XIXe siècle, Hippolyte Flandrin, peintre.
...
En effet, le 23 septembre 1878, un concours ouvert pour les quatre statues debout avait été jugé et les concurrents classés comme suit : 1er prix : Degeorge ; 2e Bourgeois et Noël (Paris) ; 3e Fourquet (Paris) ; 4e Aubert, fils aîné (note : Fils d´un sculpteur ornemaniste de notre ville. Auteur de la statue de Jussieu qui, érigée d´abord par une véritable aberration sur un quai, a plus tard été installée à sa véritable place, au milieu de notre Parc de la Tête d´Or) ; 1re mention : James Perrin (Paris) ; 2e Pagny (Lyon) ; 3e Dufraine (Lyon) ; 4e Michel Métra (Villefranche, Rhône) ; 5e Textor (Lyon).
...
Ceci fait, la fontaine parut terminée. Le bruit qui s´était élevé autour d´elle cessa. Plus de pétitions ; les magasins avaient déposé les armes. Seul l´architecte, qui depuis peu osait se hasarder furtivement sur la place, pensait aux statues et, regardant ses arcades vides, se demandait avec inquiétude si son monument, trop mince en l´état, ne serait pas trop gros une fois terminé. Le moment vint pourtant où il dut les poser et, le 21 décembre 1885, un long cri d´horreur répondit aux marteaux des charpentiers, clouant autour des bassins la quatrième clôture ! Cette clôture séjourna deux mois. On y vit entrer, l´un après l´autre, d´énormes personnages en marbre, plus gros que les niches, disait-on. On les recouvrit rapidement et, sous des hangars improvisés, les habitants de la place entendirent la massette et le ciseau retentir du matin au soir entre les mains d´ouvriers discrets. Le mystère si soigneusement caché fut vite découvert. C´était bien simple. Le statuaire ou l´architecte, les deux plutôt, s´étaient trompés dans leurs mesures : il fallait maintenant raccourcir des statues trop longues. Deux journaux graves publièrent la nouvelle, mais oublièrent d´expliquer si l´on procédait à ce raccourcissement par la tête ou par les pieds. On sut cela d´un sculpteur du quartier Saint-Jean qui expliqua, pour excuser son confrère, que rien n´était si commun que de raccourcir ou d´allonger un saint ou une sainte, selon la grandeur de la niche, en sciant le milieu du corps et en retranchant ou ajoutant une rondelle, à la demande. Bien scellé, bien rajusté, bien limé, les plus malins n´y voyaient rien ! Et de fait, quand les plinthes, que pour le transport on avait dû laisser brutes, eurent été ramenées aux dimensions voulues, et que, à partir du 1er février 1886, on vit successivement hisser les statues (note : La pose en fut effectuée par les sieurs Boudet oncle et neveu, entrepreneurs de la chapelle de Fourvière) nul ne put apercevoir le joint dans le ventre.
...
Examinons nos statues :
FLANDRIN, dont le costume offrait des difficultés particulières (en sculpture qui dit pantalon dit inconvenance), est drapé dans le manteau du paysan romain qu´il porta sa vie durant. Il a bien la physionomie que révèlent ses lettres intimes, et nous pouvons compter que Degeorge, son élève, nous a fidèlement transmis ses traits. La main, tenant un crayon et reposant sur le cartable, indique l´artiste amoureux du dessin. A ses pieds une palette s´appuie sur l´église d´Ainay, et rappelle combien le peintre sut approprier sa couleur aux exigences décoratives.
DELORME se présente avec autorité. Drapé dans un ample manteau renaissance enrichi de fourrures, le vieil architecte a grand air. Mis à l´aise par l´absence de documents, autres qu´une mauvaise gravure, d´un dessin trop maladroit pour avoir été fidèle, l´artiste a inventé un type, répété depuis. Un plan des Tuileries est dans la main de Delorme, et à ses pieds un modèle du pavillon central (note : Le sculpteur a eu raison de remplacer par ce pavillon le portail de Saint-Nizier, auquel il avait songé d´abord, comme nous le montre une de ses lettres à l´architecte. Ce portail peut en effet avoir été commencé sur des études de Delorme, et sa base offre de la fermeté et de beaux profils, mais toute la partie supérieure est d´une grande faiblesse relative, et la disposition générale, prévue par le grand architecte de la Renaissance, alors débutant, a dû être changée au cours des travaux. En réalité, les trois quarts au moins de l´ouvrage n´ont pas été exécutés sous la direction de Delorme).
AUDRAN, jeune, audacieux, se présente hardiment : « l´artiste, a dit un éminent critique, dans l´un des discours prononcés à l´inauguration de la fontaine, l´artiste a représenté Audran presque adolescent et le pied avancé hors du socle, pour bien montrer quel grand pas il fit faire, dès ses débuts, à la gravure française. » Le temps a dû effacer la croupe d´un des chevaux des batailles d´Alexandre qui, dit-on, était gravée sur la plaque que l´artiste tient à la main, et rappelait son œuvre principale.
COUSTOU présente peut-être, envisagé comme figure isolée, la meilleure composition des quatre. La pose théâtrale, le riche costume, l´air de tête superbe racontent bien l´époque du Roi-Soleil ; le marteau indique le sculpteur ; le Lyonnais est rappelé par le petit modèle du Rhône, que l´artiste est supposé présenter à nos échevins. Pour être conséquent avec leur célèbre doctrine : « l´art n´est que la reproduction de la nature », les réalistes du temps raillèrent à l´envi la double action du Coustou. Se met-on en manchettes et en perruque pour travailler le marbre, et tient-on un modèle du Rhône dans la main gauche lorsque de la droite on taille une tête de femme ? Cette critique eût été excellente, adressée au modeleur d´un musée de figures de cire. Elle tombait à faux, appliquée à une œuvre de la statuaire monumentale. Pourquoi, pendant qu´on y était, ne pas reprocher à Coustou de n´avoir donné qu´une bouche à son Rhône, quand chacun sait bien que ce fleuve en a plusieurs ? Il nous faut mélanger quelques critiques aux éloges qu´ont reçus ces statues, si, après les avoir envisagées en elles-mêmes, nous examinons leur rôle dans l´ensemble du monument. Pour réussir à ce point de vue (alors presque complètement négligé par les sculpteurs), chacune d´elles eût dû non seulement s´arranger, vue de face, dans l´ouverture de sa niche, mais de plus continuer logiquement son piédestal ; toutes les quatre elles eussent dû former une masse pondérée, présentant, malgré des ajours pittoresques et des silhouettes heureusement variées, une saillie moyenne à peu près égale sur chaque face de la fontaine. C´est ainsi qu´eussent agi tout naturellement des sculpteurs de la Renaissance, habitués dès leur apprentissage à tenir compte des conditions architecturales, variables dans chacun des édifices qu´ils décoraient, c´est ainsi que, sans laisser perdre un de ses droits à la fantaisie la plus charmante, ils savaient enfermer leurs figures les plus audacieuses dans les grandes lignes de la silhouette générale. Architecture et sculpture se faisaient ainsi valoir réciproquement ; leurs qualités s´ajoutaient au lieu de se nuire, et l´œil ravi ressentait le plaisir que procure à l´oreille un accord bien frappé. Or, si nos figures répondent à la première condition que nous avons indiquée (celle, évidemment, dont s´est préoccupé le sculpteur), le Delorme, seul, répond à la seconde. Lui seul, dirait un professeur d´esthétique, est bien l´épanouissement normal du piédestal, qui ne s´arrête pas aux têtes de lion, mais qui, à travers les petites vasques, descend sur l´assise des coquillages. C´est ce piédestal que le sculpteur eût dû considérer ainsi dans toute son étendue, en y superposant des figures. De là, cette allure franche du Delorme, et l´aisance avec laquelle sa masse, quoique plus forte que celle des autres statues, s´arrange avec les finesses du cadre. Le Flandrin et l´Audran, au contraire, abandonnent presque complètement les lignes de leurs piédestaux, et réfugient le haut de leur corps dans l´architecture. Ils présentent ainsi, vus de la rue Gasparin, par exemple, deux lignes obliques rentrantes, d´un mauvais effet pour l´ensemble. Ce défaut, qu´aggrave la répétition, en pendant, des cartables qu´ils portent tous deux, disparaît heureusement à mesure qu´en se déplaçant, le spectateur arrive en face de l´une ou l´autre de ces statues. (Prière de ne pas s´arrêter, pendant ce trajet, en face d´un axe diagonal de la fontaine, car, de ce point et par la faute impardonnable de l´architecte, la colonne d´angle paraît trop isolée et l´édicule circulaire trop petit). Enfin Audran et Flandrin manquent aussi à la dernière des conditions énoncées plus haut. Moins saillants sur les faces de la fontaine que les autres statues, ils ovalisent, en plan, une masse générale qui eût dû être circulaire. Ajoutons bien vite que tout autre sculpteur ne se serait pas plus que Degeorge préoccupé de ces conditions, et qu´aucun n´eût pu donner plus de soins à un travail auquel le marché passé attribuait des prix insuffisants. L´architecte André dut s´estimer heureux d´avoir rencontré un homme d´autant de talent et de probité artistique. Nous savons, par sa correspondance, qu´il fut fort satisfait de ces quatre statues, si heureusement variées d´âge, de costume, d´attitude et de caractère, et que rehausse une excellente facture, sobre, précise et souple à la fois. Ces statues sont le sourire de la fontaine et font le charme et l´intérêt de ce monument.