Le cadre
Thiers, sous-préfecture du département du Puy-de-Dôme, est située à une quarantaine de kilomètres à l’est de Clermont-Ferrand. Elle se trouve à la jonction entre la plaine de la Limagne et les contreforts du massif du Forez. Les altitudes oscillent entre 300 et 750 mètres environ : le chiffre officiel 1 concernant la différence d’altitude générale serait de 506 m, entre 284 m au point le plus bas de la commune et 790 m au plus haut (en ville, on atteint par exemple 220 mètres de dénivelé entre les abords de l’église du Moûtier, dans le bas de la ville à 313 m d’altitude et le château des Horts, au nord de la ville haute, à 533 m d’altitude).
La construction de la ville à flanc de colline en fait une cité étagée, avec de forts dénivelés entre ville basse et ville haute. Cette dernière domine d’une part la plaine de la Limagne à l’ouest et, d’autre part, à l’est, la vallée de la Durolle, sur les rives de laquelle a été installée une grande partie de l’industrie thiernoise, la coutellerie en particulier. La commune compte un peu plus de 12000 habitants actuellement 2. Elle comprend de nombreux petits écarts (plus de 150) et, parmi ceux-ci, quelques domaines agricoles anciens, dont certains ont été les berceaux d’importantes communautés paysannes, structures familiales et agricoles spécifiques, nombreuses dans la région 3. Ces écarts se sont implantés tant dans la plaine (partie occidentale de la commune, bordée en limite communale par la rivière de Dore) que dans la « Montagne thiernoise » (moitié orientale de la commune, profondément coupée transversalement par la vallée de la Durolle).
Carte de la commune de Thiers.
Le "versant" ouest de la ville, tourné vers la plaine.
La ville de Thiers et le « pays » thiernois sont a priori bien identifiés au sein du département comme un centre industriel au caractère fort, la « capitale de la coutellerie ». Mais au-delà des idées largement répandues - Thiers ville médiévale, Thiers ville coutelière -, l’approche plus inhabituelle du thème de la pente nécessite une analyse particulière. La description géologique et géographique du territoire est évidemment un préalable pour aborder cette question, mais sans doute faut-il considérer géographie et histoire de la ville comme deux éléments agissant l’un sur l’autre, « penser géographiquement une histoire » et « penser une géographie historiquement » 4. En quoi le cadre géographique thiernois a-t-il influencé le développement et l’histoire de la ville et, inversement, comment l’histoire de cette ville a-t-elle pu conditionner, et jusqu’où, son cadre géographique ? Le seul argument de la topographie pour expliquer l’ensemble du développement de Thiers ne suffit pas ; la pente, même forte, n’est généralement qu’une donnée parmi d’autres et sa définition peut varier selon que l’observateur est géographe, architecte, géomètre ou simple promeneur confronté au phénomène.
À Thiers, depuis le Moyen Age au moins, la société essentiellement ouvrière de tanneurs, papetiers, puis de couteliers, a inévitablement imprimé sa marque sur la ville, ne serait-ce que, très concrètement, par l’implantation diffuse d’ateliers dans tout le tissu urbain. Ainsi Thiers illustre l’idée que tout territoire est indissociable de ceux qui l’ont façonné, d’une société, et que l’on peut difficilement occulter les conditions économiques, sociales et historiques qui accompagnent l’urbanisation. La pérennité de l’activité ouvrière et marchande de Thiers, l’efficacité de ses échanges en quelque sorte, laisserait même supposer que l’implantation urbaine dans ce site difficile, aussi hasardeuse qu’elle ait été, a parfaitement fonctionné, tirant parti des contraintes qui s’imposaient à elle 5. Phénomène que l’on a pu qualifier d’exception industrielle, rien ne prédestinant ce site à se développer ainsi 6.
Nombre d’auteurs s’accordent en effet sur cet improbable établissement de la ville dans un site aussi peu favorable de prime abord, entre un éperon rocheux aux pentes importantes et une vallée étroite bordée d’ateliers sur plus de deux kilomètres 7 : tanneries, papeteries, rouets et martinets de coutellerie dès le 15e siècle, puis petites usines (forges en particulier) au 19e siècle, lorsque la coutellerie devient l’activité prépondérante. D’autres insistent sur les difficultés d’établir une industrie en bordure d’une rivière aussi imprévisible, au cours sinueux profondément creusé dans la faille est de la Limagne 8. Contradictions apparentes donc, dès l’origine. Mais ces diverses descriptions du cadre soulignent toutes le fait que l’implantation ne s’est pas faite sans efforts : la cohabitation avec ce relief a imposé à chaque génération un affrontement plus ou moins rude avec les réalités du terrain pour tenter de les apprivoiser, qu’il s’agisse d’essayer d’adoucir le relief ou de domestiquer la Durolle. Le développement de la ville pourrait sans doute se résumer ainsi : l’habitat s’est implanté d’abord dans la plaine, autour de l’abbaye du Moûtier, puis autour du château et de l’église Saint-Genès, sur les hauteurs de l’éperon rocheux, enfin à mi-pente autour de l’église Saint-Jean. Par ailleurs, l’installation sur les rives de la Durolle est née de la nécessité de trouver de l’eau pour les premières « industries » (tanneries, papeteries, puis rouets de coutellerie) et de s’approprier cette énergie hydraulique. Mais la configuration générale du site de la ville haute, sans surfaces planes ou presque, ne permettait guère à la ville de s’étendre, sauf à s’installer coûte que coûte sur les pentes : ce que firent les habitants, privilégiant souvent l’installation en bordure des grands chemins créés peu à peu pour desservir la ville, que ce soit en direction de la plaine, vers le bas, ou en direction de la Montagne thiernoise, vers Lyon 9.
Peu à peu, au fil d’observations croisées, naît alors cette constatation : loin d’être une entité immuable issue d’une nature chaotique, Thiers dans son ensemble résulte d’un vaste mouvement combinant tour à tour, voire simultanément, aplanissements, glissements, creusements, remblaiements et terrassements, à la façon d’une matière vivante modelée et remodelée au cours des siècles. La ville voit sa physionomie refaçonnée en permanence, jusque dans les travaux de rénovation actuels du centre ville, mais sans pour autant perdre la cohésion que lui imprime le site, tant sa prégnance est forte 10.
Le site a posé ses contraintes et donné ses fondations et son caractère à la ville ; les Thiernois, avec patience et obstination, ont fait le reste... Toute l’évolution de Thiers le montre.
Géologie et géographie du territoire thiernois
Le territoire thiernois est situé à cheval sur deux zones très contrastées : les monts cristallins de la bordure ouest du Forez et l’extrémité nord du Livradois d’une part, le bassin sédimentaire de la plaine de la Limagne d’autre part. La forte déclivité du site de la ville, qualifiée de « falaise abrupte » par les géologues, est due à un phénomène d’origine tectonique, effet des mouvements hercyniens (à l’origine entre autres de la formation du Massif central) et, plus tardivement, alpins 11. Il a marqué la frontière entre les terrains granitiques de Thiers et les terrains sédimentaires de la plaine.
Au-delà de cette cassure, le haut de la commune est donc un plateau granitique et métamorphique qui s’étend à une altitude moyenne de 700 mètres : toute la région de Thiers est un bloc granitique « fortement tectonisé » 12. L’ensemble du système de failles en bordure de ce bloc présente deux orientations principales : nord - nord-ouest / sud - sud-est et nord - nord-est / sud - sud-ouest.
Carte géologique schématique des environs de Thiers.
La Durolle, dont la vallée entaille très profondément le territoire, est décrite comme une rivière au régime très irrégulier, dont les hausses brutales de niveau sont dues généralement à de forts orages, à des précipitations soutenues ou encore à la fonte des neiges : ces forts débits combinés à la pente donnent alors à la Durolle son caractère torrentiel. À l’inverse, la rivière connaît en été et à l’automne des étiages importants 13.
Globalement, le sous-sol de la région thiernoise en fait une zone peu adaptée aux cultures, ses terres étant assez ingrates ; on y rencontre surtout des pâturages et des forêts. Les terriers du 16e siècle permettent de constater que quelques céréales étaient cultivées, comme le seigle, l’avoine ou le froment. En outre la viticulture, activité en rapport direct avec la pente, était autrefois prépondérante dans tout le pays thiernois. L’exposition sud-ouest des versants de la faille de la Limagne était particulièrement propice à la plantation de ceps, à peu près la seule possible sur des terrains au relief aussi prononcé. C’est le granite décomposé (ou « gorre », voir note 12) qui a donné à la terre des vignes sa nature « rocailleuse, relativement légère, ne gardant pas l'humidité (à cause de la forte pente) » 14.
Vestiges du vignoble thiernois aux environs des Garniers.
Cette prédominance de la vigne à Thiers et dans ses environs est attestée par les terriers médiévaux ainsi que par les plans et documents du 18e siècle parvenus jusqu’à nous 15. En particulier, la comparaison des cartes de l’atlas des terres des chanoines de Saint-Genès au plan cadastral actuel permet de visualiser sur de nombreuses portions de la commune et, partiellement, sur le centre ville, les larges zones de culture qui étaient consacrées à la vigne vers 1768 16 : toute la ville, dans son centre actuel même, jusqu’en périphérie, est concernée 17. La vigne est donc partout, mais en deçà seulement d’une certaine altitude. Ce serait la courbe de niveau des 600 mètres qui ferait frontière ; plus on monte vers l’est de la commune, plus, logiquement, la vigne se raréfie 18.
Les manifestations de la pente
Les phénomènes géologiques et géographiques à l’origine du territoire thiernois ne sont pas sans conséquences sur la pérennité des paysages et peuvent parfois se manifester de façon sinon imprévisible, du moins brutale.
La vulnérabilité aux éboulements et autres coulées de boue, et l’étroite dépendance existant entre zones hautes et basses, constituent en effet deux des principaux caractères des sites escarpés. Toute intervention en altitude peut avoir d’importantes conséquences en contrebas (que l’on songe par exemple au phénomène des avalanches) 19.
Un document d’information communal sur les risques majeurs à Thiers 20 évoque les dangers dus au relief : d’une part, celui des inondations provoquées par les crues de la Durolle et de ruisseaux au débit plus ou moins torrentiel et, d’autre part, celui des glissements de terrain et des ravinements dans les zones de forte pente non boisées, où ni bâti avec ses fondations, ni plantations adaptées ne retiennent les sols 21.
Un éboulement (?) sur la commune de Thiers, route du Pontel, au début du 20e siècle.
Plusieurs événements marquants de cette nature sont survenus en 1984, dont une coulée de boue au hameau de Dégoulat. Mais l’histoire de Thiers a été surtout marquée par une inondation particulièrement dévastatrice, provoquée par la Durolle en octobre 1707 et ayant entraîné la destruction quasi complète d’une grande partie des bâtiments de l’abbaye du Moûtier, dans la partie basse de la ville 22. À la suite de cette catastrophe, les religieux ont considéré qu’il était nécessaire de canaliser cette portion de rivière : « mais à présent pour empêcher que le peu de bâtiments qui a resté [sic] ne soit entraîné par la rivière qui a changé son cours ordinaire, on estime qu'il faut faire une longue et forte digue d'entour 200 toises pour remettre la rivière » 23. Dans ce cas précis, c’est surtout la plaine qui a eu à subir les conséquences de la physionomie du site de pente.
Les versants couverts de vignes étaient vulnérables. En cause, toujours, l’eau de ravinement décapant les roches peu profondément enterrées et entraînant avec elle les sols cultivables, avec pour conséquence l’ensablement des prairies situées en contrebas 24. Mais curieusement, la mise en œuvre de terrasses sur les coteaux cultivés a été relativement peu utilisée à Thiers. Lorsqu’on trouve ici des murs de terrasse, ce sont des ouvrages assez espacés, en général maçonnés plutôt qu’en pierres sèches, et mis en place à proximité des habitations (aménagement de jardins ou d’anciennes parcelles de vigne), plutôt que dans des zones de culture à proprement parler. Il s’agit pourtant d’un moyen particulièrement efficace de lutte contre l’érosion des sols : les terrasses empêchent le ruissellement, cassent la pente, retiennent la terre et permettent l’utilisation du produit de l’épierrement pour la construction de murets. Même si ces structures fragiles disparaissent lorsqu’elles ne sont plus entretenues, il ne semble pas, au vu des vestiges, que leur usage ait ici été systématique comme il l’a été dans d’autres parties de l’Auvergne, en particulier en Haute-Loire, à Blesle et dans ses environs 25. La nature du sous-sol, plutôt stable malgré tout, hors événements climatiques extrêmes, aurait permis d’éviter la construction de murets de soutènement et n’aurait pas nécessité de remonter la terre à la hotte. La spécificité des terrains, par endroit, est d’ailleurs rappelée par la toponymie même : le nom de Seychal (quartier situé à l’est du centre ville, sur la rive droite de la Durolle, entre les forges Delaire et l’impasse des Tanneries) a gardé l’idée de terrains secs, difficiles à irriguer, situés sur des pentes où les eaux ruissellent sans pénétrer le sol 26.
Le cimetière Saint-Jean (voir dossier IA63001241) est un autre exemple intéressant, au titre des dangers d’un terrain trop pentu, peu ou non aménagé. Il est installé au bord de l’à-pic dominant la vallée de la Durolle et a été l’objet, par le passé, de glissements de terrain plus ou moins importants entraînant le dévalement de sépultures sur les pentes. Une photographie du 19e siècle nous le montre pourtant, encore peu occupé, entouré de grands murs de soutènement en fond de terrain, au-dessus du ravin, mais sans réels aménagements intermédiaires qui auraient pu rompre un peu la pente et éviter ne serait-ce que les ravinements de l’allée centrale, la plus pentue, avant son pavement.
Le cimetière Saint-Jean, sur la pente.
Ajoutons à la liste de ces manifestations de la pente un phénomène non négligeable, l’effet « dominos ». Il est lié à la mitoyenneté et aux étagements propres aux sites escarpés, particulièrement dans cette ville au parcellaire très compact. Dans le cas de constructions souvent très anciennes appuyées les unes aux autres, une fragilité se fait jour dès que l’un des maillons saute. Un tout parfaitement cohérent (un front de rue en pente, par exemple) peut être complètement déstabilisé par la démolition d’un seul bâtiment, les forces en jeu étant brusquement modifiées 27. Toute intervention sur le bâti est donc extrêmement délicate et nécessite des précautions toutes particulières.
Cartographe-dessinatrice au service de l'Inventaire général du patrimoine culturel.