LAPRADE, Victor de. Lyon ancien et moderne, Lyon, Boitel éditeur-imprimeur, 1843, 2 vol.
PALAIS DE JUSTICE
Extraits
Nous adorons plus que vous la Grèce, et la savons peut-être aussi bien, fanatiques amis des frontons et des colonnades, mais nous préserve le ciel de plaider par un hiver lyonnais entre les murailles sacrées du Parthénon ; il faut aux avocats des fenêtres pour lire dans leurs dossiers et des cheminées pour réchauffer leur éloquence ; tout cela, sans doute était superflu chez Pallas athénienne et chez Jupiter olympien, mais la Thémis moderne a besoin de feu malgré ses fourrures, et de lumière malgré ses balances et son bandeau. Comment concilierez-vous ces prosaïques nécessités avec vos belles rangées de fûts corinthiens, avec vos frises et vos architraves ? Ce n´est pas tout de regarder un édifice à distance, il faut y entrer, il faut y agir, plaider, ou prêcher, ou délibérer, en restant à couvert de la pluie ou du froid ; il faut que le culte s´y accomplisse avec toutes les exigences des rites traditionnels ; il faut que nos habitudes modernes trouvent à s´y abriter avec convenance et confort. Vous ferez votre possible pour cela certainement ; mais alors que deviendra l´art grec et romain ; que dira Vitruve, cet Aristote de votre poétique surannée, innocent, hélas ! de vos méfaits, comme le Stagyrite l´est des tragédies de l´abbé d´Aubignac. Heureusement, vous avez aussi votre Boileau ; Vignole est là pour vous révéler d´admirables systèmes de fenêtres doriques, ioniques, ou toscanes, et sans plus de frais d´imaginative, vous allez copier chez eux vos Parthénons et vos Propylées, vous en tirez un froid et incohérent assemblage de toutes les formes qu´engendrent la règle et le compas, où la symétrie remplace l´ordre, mais d´où cette unité qui fait la vie, et ces détails qui font la grâce, sont absents comme l´inspiration est absente de votre esprit. Et pourtant cette déplorable architecture qui déguise tout en temple grec, est encore celle qui prévaut dans toutes les constructions publiques ; la plupart des monuments commencés depuis l´époque où l´on est revenu à des idées plus saines dans les arts, ont été confiés à des adeptes de ce faux système.
Ces réflexions feront peut-être présumer une critique trop violente de notre Palais-de-Justice ; on y trouve à louer sans doute, et dans beaucoup de ses parties, mais avant de l´analyser en détail, et à le juger d´abord comme ensemble, comme un édifice qui a déjà coûté plus de 6 millions, qui doit être pour des siècles le palais de la cour souveraine d´une importante région de la France, et qui doit témoigner du génie artistique de notre époque aux étrangers et à nos descendants, on le trouve tout à fait au-dessous de sa haute destination ; on n´y découvre ni caractère expressif d´une idée, ni harmonie de composition, ni même habileté de distribution intérieure, et surtout rien de saisissant, rien d´élevé, rien de poétique en un mot, et sans poésie, il peut y avoir de bonnes et solides bâtisses, mais pas d´architecture. Il n´y a pas non plus d´architecture sans d´énormes ressources naturelles, c´est-à-dire sans argent, nous le savons ; mais ici ce n´est pas l´argent qui a manqué, l´édifice est inachevé, et il a coûté plus de six millions. Une œuvre de six millions, cela vaut la peine d´être sérieusement examiné. Cet examen nous le ferons avec une rigoureuse franchise. Quand une œuvre vicieuse est le fruit d´un mauvais système, elle doit être critiquée sans ménagement : le talent même de l´artiste ne doit pas rendre indulgent pour une idée fausse. Mieux vaut pour l´art quelques hommes sans talent, qu´une idée absurde passée en principe. Il y a encore aujourd´hui, parmi nos architectes officiels, des hommes qui traitent ouvertement de barbares tous les produits du moyen âge, et cela au profit des imitations bâtardes de Rome et de la Grèce (...)
Ce qu´il faut d´abord pour un édifice, c´est l´espace, et l´architecte n´en crée pas ; il se débat sur le terrain qu´on veut bien lui donner. Hâtons-nous donc de dire, pour être juste avec tout le monde, qu´en imposant à l´artiste l´obligation d´agglomérer sur l´étroit emplacement qu´on lui accordait une prison et un palais de justice, on se condamnait par avance à avoir ce qu´on a eu, une œuvre étriquée et sans harmonie. Une fatalité de mesquinerie pèse sur tout ce qui se fait à Lyon. Pour élever un monument digne de notre cité, il fallait consacrer au palais tout le terrain qui est entre le quai de Saône et la rue Saint-Jean, et rejeter la prison entre cette rue et la rue du Bœuf ; c´était le seul moyen d´avoir deux édifices complets et de régénérer ce quartier, comme on dit aujourd´hui. Alors on eût pu travailler pour l´éternité ; mais dans le temps où nous sommes, on ne songe qu´au provisoire ; cela est sage peut-être, vu le génie de nos artistes, mais sept ou huit millions pour du provisoire, c´est un peu cher. L´architecte devait donc fondre en un seul massif un monument à deux faces, un Janus terrible et menaçant d´un côté, auguste et pacifique de l´autre. C´était difficile ; était-ce impossible ? Nous ne le croyons pas. Mais, pour réussir, pour donner de l´unité au monument en lui conservant son double caractère, le dernier de tous les systèmes d´architecture à employer, c´était l´architecture grecque, qui exige tant de calme dans les lignes, tant de régularité dans les proportions et dont l´admirable beauté manque pourtant de ces ressources variées que les divers styles de l´époque chrétienne fournissent à profusion. L´aveugle prédilection du grec et du romain engageait l´artiste dans une voie dont il lui était impossible de se tirer avec succès. Il fallait à tout prix amener une colonnade corinthienne ; nous avons la colonnade, mais nous n´avons pas un monument. En admettant provisoirement et sans discussion la beauté de la façade, on nous accordera du moins ceci, qu´une façade ne constitue pas un édifice, pas plus qu´une exposition ne constitue une tragédie ou un casque, une armure. Or, faites le tour du Palais-de-Justice, étudiez-le sous tous ses aspects extérieurs, vous n´en emporterez pas d´autre définition que celle-ci : une maison quelconque plaquée d´une colonnade. Il n´y a pas la moindre liaison, la moindre transition architecturale entre la colonnade et les faces latérales ; ces faces latérales elles-mêmes n´ont rien de plus monumental que les cafés voisins ; elles sont tout aussi peu grecques que les épouvantables fabriques que l´édilité lyonnaise a laissé élever à l´entrée de la rue Saint-Etienne pour masquer l´admirable chevet de Saint-Jean. Puisque vous teniez au corinthien, au moins fallait-il être tout à fait corinthien. Mais ces pauvres colonnes rapportées, on ne sait pourquoi, devant cette ligne de fenêtres, sont là tristes et dépaysées, comme une troupe de belles filles grecques exposées en vente le long d´une caserne de barbares. Comme pour isoler davantage du reste de l´édifice cette façade, déjà sans rapport de style avec les côtés, on l´a fait dominer démesurément le reste de la construction qui semble en retrait derrière elle. Cela est fort peu grec, comme chacun peut savoir ; jamais on a vu de fronton, dans ce style, dépasser ainsi en hauteur le reste de l´édifice, le contraire serait plus admissible. L´effet majestueux de cette colonnade est gâté par ce retrait des deux ailes et la brusque diminution de leur hauteur, qui contribue puissamment à donner à la colonnade l´air d´un véritable plaquage. Afin que la disparité de style fut plus choquante, de chaque côté de la colonnade une immense fenêtre est ouverte en tête des deux ailes sur des pans de mur qui devaient rester pleins, et qui auraient exigé quelques grands bas-reliefs. Il n´y a donc de monumental, dans tout l´extérieur de l´édifice, que cette façade, qui fait ressortir l´effrayante pauvreté du reste ; c´est une tête d´Apollon sur le tronc de l´homme de la Roche (...)
Il ne faut pas grand frais d´imagination pour aligner une colonnade devant une construction, les proportions des diamètres, des hauteurs et des entre-colonnements sont fixées par des règles presque invariables ; il y a beaucoup à dire cependant, même sur cette façade en la considérant à part de tout le reste dans ce majestueux isolement où l´architecte l´a placée. Elle est, sans contredit, d´un bel effet dans l´ensemble du panorama des quais de la Saône, car c´est une merveilleuse chose en soi qu´une colonnade grecque, pour peu qu´elle soit fidèlement copiée. Celle du palais, de quelque point de vue qu´on l´observe, du pied même de l´édifice ou de l´autre côté du fleuve, présente des défauts frappants dans ses proportions ; les colonnes sont un peu grêles et trop rapprochées ; mais ce qu´il y de principalement choquant, c´est la hauteur du fronton rectiligne qui règne au-dessus de l´entablement : cette partie est hors de proportion avec la base de l´édifice et écrase la colonnade par sa pesanteur. Ce défaut est d´autant plus grave qu´il arrivera à cette base comme à tous les monuments, d´être peu à peu diminuée par l´élévation successive du terrain, élévation qui, dans cette partie de Lyon, est une nécessité si l´on veut se mettre à l´abri des eaux. A mesure donc que le niveau du quai s´élèvera, cette disproportion de hauteur, entre ce qui supporte et ce qui domine les colonnes deviendra plus saillante et la lourdeur de la façade apparaîtra davantage. Signalons en passant un autre défaut qui n´est plus seulement une imperfection artistique, mais qui frappe l´usage même auquel l´édifice est destiné : l´inondation de 1840 prouvé que le niveau d´une partie des salles basses du palais n´est pas à l´abri des eaux, et comme ces salles sont probablement destinées à contenir des papiers, on voit combien il est fâcheux que l´élévation du sol ait été si mal calculée. Il fallait, et pour parer aux inondations, et pour préserver pendant plus longtemps le monument d´avoir les pieds enfouis sous le pavé, comme aujourd´hui nous le voyons de nos monuments séculaires ; il fallait, disons-nous, élever de beaucoup les fondations et toute la partie qui supporte la colonnade, l´édifice y aurait gagné doublement sous le rapport de la durée et de l´aspect. L´effet de la colonnade est encore déparé par cette ligne de fenêtres que l´on aperçoit derrière ; elles étaient, nous le savons, d´une indispensable nécessité, mais elles jurent tout à fait avec le style grec, et sont à leur tour écrasées par la lourde et froide nudité du pan de mur qui les domine ; le péristyle est trop étroit, les caissons qui en décorent le plafond sont d´assez bon goût, mais en revanche le pavé se présente d´une façon à la fois très incommode et très ridicule ; la nécessité d´éclairer un couloir, qui lui correspond dans la partie basse de l´édifice, l´a fait percer tous les trois ou quatre pas d´ouvertures rondes semblables à des puits, qui sont destinées, je pense, à être recouvertes de grilles et vitrées, de sorte que les promeneurs seront obligés à chaque instant de marcher sur des barreaux de fer ; enfin, arrivé à chaque extrémité du péristyle, que nulle balustrade ne ferme et ne peut fermer dans ce genre d´architecture, si l´on fait un pas de trop par inadvertance, on est précipité sur le pavé. Ainsi cette colonnade, qui est la partie la plus remarquable de l´édifice, est donc loin d´être irréprochable ; l´adoption du style grec a entraîné une foule de disparates qui blessent le goût et nuisent à la commodité.
Gravissons maintenant ces marches raides et étroites, plus semblables aux échelons d´un marchepied qu´aux degrés d´un escalier monumental. Que l´architecte a dû gémir en se voyant condamné par le peu de place qui lui restait entre l´alignement du quai et la façade du bâtiment à n´élever qu´une avenue aussi mesquine et aussi incommode ! Suivons-le sur un terrain où il a eu ses coudées franches, et, par l´entre-colonnement du portique, largement ouvert à la pluie, au vent et au brouillard, pénétrons dans cette partie de l´édifice que l´artiste a développée avec tant d´amour que les autres n´en paraissent que l´accessoire. Entrons dans la salle des Pas-Perdus. Il y a sans contredit de la grandeur dans ce style, d´harmonieuses proportions ; c´est une chose belle en soi et qui satisfait, quand on oublie un moment quel devait être son usage et comment elle y est propre. Néanmoins, après avoir admiré l´ensemble, on est frappé du mauvais goût, du ridicule même de la plupart des ornements. Les trois demi-coupoles surbaissées qui forment la voûte, sont ornées de sculptures à chacun de leurs angles. Les douze signes du Zodiaque n´avaient que faire dans un Palais-de-Justice, ce sont eux qu´on y voit figurer. Le choix de ce sujet aussi neuf qu´intéressant avait l´avantage de dispenser d´imagination, et l´on sait que l´imagination en architecture est une faculté tout à fait gothique, et dont rougirait un membre du conseil des bâtiments. Il y a cependant une création originale dans ces bas-reliefs, c´est une nouvelle division des saisons : désormais il n´y en aura plus que trois, composées de quatre mois chacune. L´idée est d´autant plus heureuse que pour imiter l´Orient et la Grèce en architecture, l´hiver est fort gênant. En groupant les douze mois en trois saisons, c´est l´hiver sans doute que l´artiste a voulu supprimer ; l´édifice a grand besoin de ce changement dans notre température. Cette salle, en particulier, qui ne peut être ni chauffée ni fermée, et à qui son orientation et la disposition de ses ouvertures ne permettent que de recevoir fort peu de soleil ; cette salle est impraticable pendant cinq mois de l´année ; il y fait plus humide et plus froid que dans la rue : combien de fluxions de poitrine l´ordre corinthien vaudra-t-il à l´ordre des avocats ? Au-dessus du portique et de l´entrée de la cour d´assises, la place est ménagée pour deux bas-reliefs ; nous n´en connaissons pas encore le dessin, mais nous pouvons le donner d´avance : les signes du Zodiaque, les trépieds et les hippogriffes déjà exécutés impliquent nécessairement d´un côté une Thémis assise et tenant le glaive et la balance, de l´autre une Minerve portant pour égide la charte de 1830. Les murs de la salle sont enduits d´un stuc à compartiments rouge et vert, de l´effet le plus odieux ; nous aimons à penser que c´est là du provisoire, et que ce badigeon sera remplacé quelque jour par des fresques, où nous ne verrons ni Thémis, ni Pallas.
La partie de l´édifice destinée à la Cour d´assises et à la Cour royale n´est pas encore terminée ; nous n´en dirons rien. Les trois chambres du tribunal civil ont pu être appréciées : la première a été jugée impraticable à cause du froid et abandonnée, les deux autres ont à peu près le même défaut, et en général toutes les pièces sont froides, sombres et humides comme des caves. Quant à leur distribution, nous en dirons peu de chose. Cet article, déjà trop long, n´aurait pas de fin, si nous promenions nos lecteurs dans ce dédale de couloirs, d´escaliers et d´étroits appartements ; nous savons cependant qu´aucun service n´est encore parvenu à s´établir convenablement, et que tout le monde se plaint : magistrats, avocats, avoués et greffiers. Peut-être ce désordre inséparable d´un premier établissement se calmera-t-il à la longue ; en attendant il entraîne des dépenses considérables, qui sont loin d´ajouter à la beauté de l´édifice ; ce sont, à chaque instant, des ouvertures nouvelles qu´il faut percer, et malgré cela, la circulation intérieure est difficile, et la lumière ne pénètre pas. Pour éclairer certaines pièces du bas étage on est obligé de percer dans le mur du péristyle d´ignobles ouvertures, semblables à des soupiraux de cave, et dont chacune doit revenir à un prix énorme, car il s´agit de creuser au ciseau plus d´un mètre cube, dans une pierre de taille de l´espèce la plus dure. Cette difficulté de donner du jour aux diverses salles, provient incontestablement du choix qu´a fait l´architecte d´une colonnade grecque pour la façade : il en résulte que toute la partie du bâtiment qui longe le quai, celle qui reçoit extérieurement le plus de soleil, ne comporte pas de fenêtres pour le laisser entrer dans l´édifice. L´architecte, en faisant violence aux lois du style grec, en a introduit à la hauteur du premier étage ; cette ligne gâte la colonnade, et elle est tout à fait insuffisante pour éclairer convenablement. Le bas étage du palais est plutôt une succession de caves qu´une série de pièces où l´on puisse loger des bureaux. Il y avait à combattre deux causes permanentes d´humidité : le voisinage de la colline et celui du fleuve ; il aurait fallu élever de beaucoup le sol, et pourtant il a été laissé au niveau de celui des maisons voisines. Au dernier automne, où la crue de la Saône n´a pas été plus considérable que d´habitude, le foyer du calorifère a été envahi par les eaux. Il est triste de penser que, dans la construction d´un édifice si coûteux et si durable, une chose aussi importante et aussi simple à calculer que le choix d´un niveau ait été faite avec autant d´imprévoyance.
Si la colonnade, avec sa lourde base et son plus lourd fronton, engendre l´obscurité d´une grande partie des salles du palais, de même la salle des Pas-Perdus, avec ses dimensions exagérées, a accaparé, au détriment des autres salles, un espace déjà trop restreint. L´architecte a tout sacrifié à cette partie du monument.
L´inconvénient de cette étendue ne se fait pas seulement sentir dans l´étage où cette pièce est située, mais il en résulte qu´on a dû renoncer à établir au-dessus d´elle des salles supérieures, car son élévation est trop considérable pour cela ; et enfin la partie basse qui lui correspond est complètement plongée dans la nuit, et il est impossible d´imaginer un usage auquel elle soit propre. Que de place perdue dans une construction où il était si essentiel de la ménager !
Pour donner au Palais de Justice le développement convenable, surtout lorsque l´on se proposait de lui adjoindre une prison, il fallait raser toutes les maisons depuis la Saône jusqu´au pied de la colline, et laisser une large place entre le quai et la façade ; pour cela il eût fallu des sommes considérables sans doute, mais on dépensera en tout huit millions au moins ; avec un million de plus on aurait pu faire quelque chose de grand, et l´on n´a maintenant qu´un des monuments les plus défectueux qui se soient élevés à notre époque de si pauvre architecture.