Le temps long de la ville
Retracer l'histoire de l'aménagement de l'actuelle parcelle HS 336 nous offre l'occasion d'évoquer un cas de projection viaire au long cours. Contrairement à ce qui se produit pour le prolongement du cours Sablon, via le cours Raymond-Poincaré bientôt surmonté et prolongé par le viaduc Saint-Jacques (délibération en 1919, réalisation en 1967, voir dossier IA63002801), le délai imposé au projet de prolongement de la rue Kessler ne provient pas de difficultés financières ou administratives de la Ville. Les ateliers d'une entreprise, certes frappés d'alignement mais demeurant tels quels tant que ne survient aucune demande de les transformer, entrave la procédure, actée par l'autorité municipale en 1913 et qui ne sera effective qu'en 1965.
Une note de l'ingénieur de la Ville, datée du 14 octobre 1919, répond à la demande de MM. Montmège et Masclet demandant l'abandon du projet de prolongement de la rue Kessler, qui traverse l'emprise de leurs ateliers, en précisant que "le classement au plan d'alignement des rues du quartier de Rabanesse a été fait par arrêté préfectoral du 8 février 1913, après enquête et accomplissement de toutes les formalités réglementaires. Il n'est pas surprenant que les pétitionnaires [MM. Montmège et Masclet] n'aient pas eu connaissance de cette procédure attendu que ce n'est que bien postérieurement qu'ils ont succédé à M. Tardy précédent propriétaire" (voir note complète en annexe). Faut-il envisager que les ateliers existaient déjà lors de l'acquisition par Montmège et Masclet ? Sinon, comment auraient-ils pu obtenir le permis de les construire ? De fait, nous n'avons pu trouver dans les archives la demande de permis de construire des ateliers figurés sur un plan de 1920. Ce dernier, concernant la demande de prolonger les bâtiments en direction du sud, en retrait oblique de la rue Charles-Fabre, est le premier document que nous ayons vu apparaître. La partie du terrain donnant sur la rue de Rabanesse (en bas à gauche de l'image) indique que la propriété est toujours aux mains de M. Tardy. A la même période, le papier à en-tête des Ateliers métalliques d'Auvergne, nom donné par MM. Montmège et Masclet à leur "entreprise générale des activités de ponts et charpentes, serrurerie, chaudronnerie, installation hydraulique, matériels pour mines et chemins de fer, wagonnets et berlines", précise qu'il s'agit des anciens établissements Chaussegros et Tardy et que la maison fut fondée en 1838. Nous pouvons donc considérer que le projet de prolongement de la rue Kessler est tracé, dès 1913, sur des constructions déjà existantes, motif visible sur le Plan d’Aménagement, d’Embellissement et d’Extension (PAEE) dit Cornudet en 1926 (au milieu en bas du plan) ainsi que sur le plan, de 1926, d'ouverture de la rue Henri Brisson. Cet état durera tant que sera active l'entreprise. Le détail d'une photographie aérienne de l'IGN, prise en 1947, montre comment la rue Kessler, parallèle à la rue de Rabanesse, butte contre les ateliers sans pouvoir relier le boulevard. Il faudra donc attendre que les locaux de l'entreprise disparaissent. C'est chose faite en 1956. Un extrait d'une photographie aérienne de l'IGN, montre alors un terrain vague séparant le carrefour des rues Kessler et Charles-Fabre du boulevard Cote-Blatin et, une dizaine d'année plus tard, en 1965, le percement effectué (sur le bord droit de l'image). L'aménagement du secteur se fera cependant encore attendre. En 1996, le terrain, parfaitement dégagé, reste nu et ça n'est qu'en 2004 que débute le chantier de construction de l'école supérieure d'art (achevée sur l'image IGN de 2013). L'achèvement de l'aménagement de cette partie de la rue Kessler intervient en 2018 avec la construction de la résidence Le Kessler. Résidence et école d'art s'orientent vers la rue Kessler, leurs positions respectives dégageant une placette en esplanade qui met en valeur les vestiges du château de Rabanesse (dit tour de Rabanesse ou tour Pascal, station météorologique au XIXe siècle, inscrite MH, PA63000096).
Un monument "familier"
L'école supérieure d'art reflète le défi de l'insertion dans la ville d'un bâtiment pouvant créer une rupture urbaine : le caractère monumental que l'on souhaite lui donner risque de dénoter dans ce quartier d'habitation du début du XXe siècle essentiellement constitué de petits immeubles. La monumentalité s’exprime généralement par une hauteur contrastant avec le bâti ordinaire, par un dégagement des abords de façon à souligner le caractère exceptionnel d'une architecture nécessitant de se déployer largement et par un traitement spécifique de la façade et de l'entrée soulignant la fonction publique de l'édifice. La générosité de l'entrée s'associe volontiers au développement magistral de certains espaces intérieurs (hall, escaliers). Le développement des techniques de construction modernes permet de jouer avec les volumes et les matériaux de façon à parfois introduire une légèreté démentant les proportions de l'édifice. Or, le parti architectural de l'école d'art ne se conforme pas à ces préceptes – le pourrait-il d'ailleurs alors que sa parcelle est de taille relativement modeste (2650 m²) ? – sans pour autant que l'on puisse lui dénier tout caractère monumental.
D'après la note d'intention des architectes, l'objectif est de couvrir l'ensemble du périmètre de la parcelle d'une peau en cuivre1. Dès l'abord est donc écarté le principe d'un bâtiment épousant les contours de la parcelle en organisant la circulation et l'apport de lumière par une cour centrale intérieure (formule du 19e siècle héritée des cloîtres, pour une analyse des plans d'édifices scolaires voir "Lycées publics en espace urbain (1802-1988)" chapitre « La situation/2 : lycée et paysage urbain », dossier IA00141405). Le respect de l'alignement sur les voies rejette également la solution de bâtiments disjoints regroupés en centre de parcelle, morphologie du bâti qui d'une part nécessite un espace de très grande dimension et, d'autre part, traduit difficilement la monumentalité dans la mesure où elle ne peut s'exprimer sans un rapport spécifique à la rue (le monument est censé s'imposer à l'espace public). Le parti est donc de se conformer à la morphologie parcellaire sans créer de rupture d'échelle puisque le bâtiment de l'école d'art ne se signale par sa taille que d'une façon progressive : son élévation arrière s'appuie aux bâtiments existants (n°16 rue Charles-Fabre et n°78 boulevard Cote-Blatin) et gagne en hauteur à mesure que l'on s'approche de la rue Kessler tout en restant plus bas que la tour de la résidence qui lui fait alors face. Si l'on s'en tient donc au critère de hauteur et de visibilité dans l'espace public, l'immeuble du 29 rue de Rabanesse est plus monumental que l'école d'art (reprenant ainsi un phénomène par ailleurs bien étudié de monumentalisation des immeubles d'habitation au détriment des édifices publiques). Ce mouvement progressif est lisible sur le boulevard par la ligne de retrait oblique de l'habillage métallique s'épanouissant dans le traitement d'angle en pan translucide à croupe de métal. Semblant ainsi un point d'orgue, le pan coupé formant liaison entre la rue Kessler et le boulevard Cote-Blatin aurait pu ménager un dispositif mettant l'entrée en exergue. Ça n'est pourtant pas l'option retenue. L'entrée est placée au centre de l'élévation donnant sur la rue Kessler, à l'endroit où l'habillage métallique est rabattu sur les étages. Cette orientation la dote cependant d'un parvis généreux si l'on admet l'idée qu'il s'articule, par-delà la rue, avec la placette ménagée autour de la tour Pascal. C'est en tout cas l'effet que le passant en retire puisque la chaussée ne tranche, ni par des trottoirs, ni par son revêtement, avec la placette. Cette dernière, fruit de l'aménagement d'un terrain vague situé en vis-à-vis de l'école d'art atténue l'enclavement du bâtiment dans l'îlot, sans atteindre cependant à la parfaite politique de dégagement des abords des monuments. Enfin, si le jeu des volumes et des matériaux n'est pas absent de cette construction, on peine à dire qu'il concourt à l'alléger : la couverture métallique, percée d'étroites ouvertures oblongues paraissant des meurtrières, retombe jusqu'au niveau de soubassement, ce qui crée un aspect monolithique particulièrement sensible en élévation nord (boulevard Cote-Blatin, pan grisé à droite du dessin d'élévation) et sud (rue Charles-Fabre, à gauche du dessin d'élévation).
Projeter un édifice d'un seul tenant d'une hauteur limitée pourrait conduire à une massivité renforcée par l'emploi d'un matériau métallique de couleur sombre. Il pourrait en résulter un bâtiment trapu et compact, caractéristiques qui contreviendraient à la monumentalité recherchée. Cela pourrait également entraver la pénétration de la lumière nécessaire à la fonction de l'édifice si l’on s’en tient à la tradition des ateliers d’artistes. L'allègement de la masse du bâtiment s'opère par la scission en deux corps, l'un offrant la façade de l'édifice sur la rue Kessler, l'autre placé à l'arrière en parallèle du premier, les deux étant reliés par une passerelle enjambant un espace vide ménagé entre eux. Le bâtiment sur la rue Kessler adopte une forme rectangulaire qui aurait pu l'alourdir. Cependant, la retombée progressive de l'habillage métallique sur les élévations crée un mouvement qu'amplifie les plis dont il est animé. Les pans de la couverture de la toiture semblent commander à ce mouvement, singeant l'effet de la retombée d'un drapée sur les aspérités d'un corps ou d'un objet. En cela, Robert Venturi l'aurait qualifié « d’architecture canard »2. L'intention de l'architecte est peut-être de nous dire que le bâtiment n'entend pas être l'oeuvre en elle-même mais l'espace dans lequel s'opère le processus artistique, message qui s'inscrirait alors en faux par rapport à la tradition architecturale des écoles d'art dont l'académisme se devait d'être inspirant et de tremper l'esprit des étudiants.
Le fait que les pans de la couverture se rejoignent au point le plus élevé de la toiture, comme le ferait un clocher écrasé sur sa base, commande à la liaison du bâtiment arrière puisqu'il s'inscrit dans la pente donnée dès l'entrée de la couverture de la passerelle et oriente la convergence de ces pans vers le point sommital. Ainsi la rue intérieure séparant les deux corps de bâtiment semble être une saignée creusée au centre d'un module d'un seul tenant. Le bâtiment arrière évite de plus tout effet de masse par son traitement en deux corps reliés par une coursive et encadrant un jardin intérieur. L'étroitesse de la rue intérieure aurait pu induire un éclairage chiche. Cet effet est évité par les façades écrans translucides montant de fond de part et d'autre de la rue intérieure. C'est dans cette dernière, par la passerelle qui l'enjambe, que se retranche l'aspect magistral; les espaces intérieurs, y compris ceux qui reçoivent du public (hall, amphithéâtre, bibliothèque) s'en tenant à une modestie fonctionnelle. Dans la rue intérieure se développe l'absence de limite plafonnée et la vision de la structure architecturale dans sa globalité.
La monumentalité de cet édifice échappe donc à la définition que nous donnions en introduction. L'implantation de l'entrée et son jeu avec l'aménagement de la rue Kessler, l'équilibre et le mouvement du bâtiment dicté par la couverture retombant sur les élévations, le traitement de l'espace par la rue intérieure, tous ces éléments sont caractéristiques du bâtiment en lui-même : ils produisent des effets monumentaux à l'endroit où on ne les attend pas. En cela, on peut dire que l'école d'art opère la synthèse entre la tradition de l'architecture scolaire et l'innovation en ce domaine en produisant un édifice à la fois monumental et familier, pour reprendre les termes d'André Lurçat (dossier IA00141405, cité plus haut). La notion qui s'impose est alors celle d'édifice repère, jouant une partition autour de l'élargissement de la rue Kessler avec la résidence et la tour Pascal.
Conservatrice du patrimoine. Responsable de l'unité Ressources du Service Patrimoines et Inventaire général de la région Auvergne-Rhône-Alpes.