Les débuts de la Manufacture
L’entreprise Michelin et, avant elle, celle des Barbier & Daubrée (unies par des liens familiaux), arrivent sur le marché du caoutchouc à la fin du XIXe siècle. Leur expansion va devenir un puissant moteur de transformation de l’urbanisme existant et favoriser, dès leur première implantation près de la place des Carmes, une réorientation des zones industrielles clermontoises sur les marges est et nord-est de la ville, en direction de Montferrand, tout en restant limitée, dans un premier temps, au périmètre communal.
L’installation de Michelin à Clermont-Ferrand en tant que producteur de pneumatiques n’est pas le fruit d’un choix affirmé, mais est due à des décisions parfois audacieuses – voire risquées –, prises par des entrepreneurs comme la fin du XIXe siècle et la révolution industrielle en ont beaucoup produit. Installation d’autant plus improbable que pratiquement aucun des éléments nécessaires à l’industrie pneumatique n’était présent en Auvergne, ni la production de caoutchouc, bien sûr, pas même synthétique, ni les tréfileries pour l’acier, ni la fabrication du noir de carbone… Les débuts de l'entreprise de caoutchouc sont devenus quasi mythiques, depuis les premières fabrications de balles en caoutchouc dans les années 1830 par Elizabeth Pugh-Barker (épouse d’Édouard Daubrée) jusqu’à la reprise de l’usine par les deux frères Michelin, André (1853-1931) et Édouard (1859-1940).
L’établissement de la première usine commence donc avant Michelin, avec Aristide Barbier et Édouard Daubrée, dans le quartier du couvent des Carmes-Déchaux, aux abords de la rivière Tiretaine. Puis, avec les frères Michelin, la nouvelle manufacture de pneumatiques va s'étendre progressivement sur le territoire entre Clermont et Montferrand, dans ce qu'il est convenu d’appeler l’entre-deux-villes, espace d’à peine plus de deux kilomètres de long entre les deux centres urbains.
À la fin du XIXe siècle quelques constructions occupent déjà ponctuellement cet espace, essentiellement liées à des activités insalubres ou nécessitant des surfaces importantes, et donc indésirables en milieu urbain, telles que cimetière, arsenal, champs de manœuvre, usine à gaz, abattoirs ou encore gare des tramways ; on y trouve aussi des bâtiments conventuels (le couvent des Carmes-Déchaux à l'ouest et, sur l'emplacement d'un ancien couvent de Récollets, à l'est, le bâtiment des Frères des Ecoles chrétiennes).
Les usines
Lorsqu’André et Édouard reprennent l’entreprise existante en 1889, l’usine des Carmes (voir dossier IA63002585) est encore exclusivement implantée entre la rive droite de la Tiretaine (une dérivation de celle-ci passant au milieu des bâtiments), la rue des Quatre-Maisons (devenue ensuite rue du Nord puis rue Henri-Barbusse) et la place du Marché-au-Bois (actuelle place des Carmes). Elle rassemble une douzaine de bâtiments, dont beaucoup ne sont constitués que d’un rez-de-chaussée. L’usine emploie une cinquantaine de personnes et sa surface bâtie ne représente que 5 hectares environ sur près de 12,5 hectares de terrain. Mais plusieurs acquisitions de terrains adjacents vont intervenir rapidement dans les années qui suivent.
Dès 1899, une portion de terrain est achetée au nord du premier, bordée à l’est par l’actuel boulevard Jean-Baptiste-Dumas. En 1901 et 1904, ce sont trois autres parcelles au sud, sur la place et le long de la rue du Nord qui viennent s’ajouter à ce premier périmètre. En 1908, deux nouvelles acquisitions agrandissent un peu plus la propriété de chaque côté de la rue du Nord. L’année 1912 voit l’achat de la plus grande parcelle, qui s’étire du sud jusqu’à la pointe nord de l’usine. Enfin deux parcelles acquises en 1919, à la pointe ouest et de l’autre côté de la rue du Nord, viennent compléter l’ensemble, qui correspond désormais peu ou prou à son emprise finale.
Le deuxième site de l’entreprise, Estaing (voir dossier IA63002586), se développe à partir de 1913 sur environ 14 hectares, à 1,5 km à vol d’oiseau à l’est de l’usine des Carmes. Il va devenir le centre névralgique du fret ferroviaire et routier de la Manufacture. Il est implanté à proximité de la voie ferrée et raccordé directement à la ligne Saint-Germain-des-Fossés - Nîmes.
L’usine de Cataroux (voir dossier IA63002580) s’installe au début des années 1920 sur des terrains correspondant encore, sur le plan cadastral de 1831, aux terres de plusieurs domaines agricoles longés par la Tiretaine. C’est au total une quarantaine d’hectares qui va être peu à peu dévolue aux divers ateliers et autres bâtiments : la surface totale des installations Michelin d’alors est ainsi multipliée par quatre. Près d’un siècle plus tard, en 2013, Cataroux s’étend sur 55 hectares.
C’est seulement dans les années 1960 que de nouveaux sites industriels voient le jour, sur d’anciennes terres agricoles une fois encore, achetées bien antérieurement par Michelin. D’abord le site de la Combaude (voir dossier IA63002581) en 1960, sur les terrains du domaine de la Grande-Combaude (21 hectares) acquis en 1919, en même temps que ceux des Prés-Bas (13 hectares), puis du domaine de la Petite-Combaude (19 hectares acquis en 1924). Le site de Ladoux ensuite (voir dossier IA63002584), à quelque 10 km au nord de Clermont-Ferrand, se développe à partir de 1963 (il est inauguré en 1965) sur un vaste terrain d’environ 450 hectares, qui accueille en particulier des circuits d’essais pour les pneus des automobiles et des engins agricoles. Puis le site de Chantemerle (42 hectares), réservé à la logistique (voir dossier IA63002582), ouvre en 1970 à l’emplacement d’une ancienne ferme. En 1985 enfin, le site des Gravanches (voir dossier IA63002583) est bâti à proximité de celui de Chantemerle. Signalons enfin la création d’un centre de commerce (centre-livreur) dans le quartier clermontois du Brézet en 1970.
Plus éloignés du centre même de Clermont, ces sites de l'après-guerre se développent toujours dans la direction du nord-est ou de l’est mais vont peu à peu sortir de la commune. Ce sont les cas de Chantemerle, qui empiète sur la commune de Gerzat, ou du site d’essais et de recherches de Ladoux, installé à cheval sur les quatre communes de Cébazat, Gerzat, Châteaugay et Ménétrol.
Si la plupart des sites sont encore présents et en activité (mais en constante évolution), celui d'Estaing a été totalement démoli en 2005 (son emplacement abrite désormais un hôpital) ; à la Combaude, une partie des bâtiments a été vendue à un transporteur en 2021 et en partie détruite ; quant au centre-livreur du Brézet, il a également été vendu dans les années 2020.
Développement et modes de construction
Les sites industriels Michelin, à l’instar de toutes les constructions de l'entreprise, ont été pendant très longtemps conçus en interne. Ce n’est que récemment que des cabinets d’architectes ont été mis à contribution, dans des projets d’envergure qui ont voulu offrir une image de la Manufacture plus en rapport avec son statut international. C’est en particulier le cas du siège social des Carmes, dont les rénovations sont dues, en 1997, à l’agence clermontoise Sycomore, puis en 2021, à l’agence Encore Heureux, qui a été choisie pour la nouvelle physionomie du site « mère » et de son parvis. À Ladoux, en 2015, le grand chantier du campus de recherche est également confié à des architectes, l’Atelier Chaix & Morel et Associés.
On ne peut pas réellement parler d’implantation concertée dans la conception des bâtiments industriels Michelin, du moins à l’origine sur le site des Carmes. Cette usine semble plutôt constituée par une succession de bâtiments enchevêtrés, ajoutés les uns aux autres en fonction des besoins, jusqu’à atteindre une quasi-saturation du site entre les années 1960 et 1970. Mais une rénovation d’ensemble du site, devenu inadapté et peu représentatif d’un siège social d’envergure internationale, se concrétise une première fois à la fin des années 1980, puis à nouveau vers 1997 et en 2021.
Pour les autres sites, la constitution au coup par coup et par accumulation semble moins vraie, l’expérience et les surfaces plus importantes aidant à mieux rationaliser l’espace, d’autant que l’on part cette fois de terrains vierges. Dans les faits, les évolutions de chaque site correspondent à des besoins immédiats ; soit les mêmes locaux sont réaménagés et rénovés, soit l’entreprise les délocalise sur un autre site (parfois dans un souci de regroupement des tâches), soit, et c’est un cas fréquent, elle construit de nouveaux bâtiments.
Dans les années 1950, l’objectif est clair: « gagner des mètres-carrés aux endroits où ils sont rares et agrandir pour pouvoir produire davantage ». Le développement et la mutation des usines sont ainsi quasi continus. On peut lire aussi en 1952 dans la Bib-Revue de l’entreprise : « La vie d’une grande usine s’inscrit aussi dans les bâtiments : démolitions, transformations, agrandissements, aménagements. C’est encore le progrès ».
Les modes de construction des bâtiments, réalisés donc en interne, ont entraîné une sobriété maximale de l’architecture, en accord total avec « l’esprit maison », austère, économique, rationnel et sans superflu. On trouve à l’origine nombre d’ateliers avec des toits en sheds ; les murs réutilisent des sous-produits industriels, comme le mâchefer pour le béton, ou emploient la pierre locale. Les hautes cheminées de briques, bien que marqueurs essentiels du paysage industriel, restent sobres et sans aucun artifice décoratif.
Cependant, les constructions vont évoluer avec les progrès techniques et les nouveaux matériaux. Fidèle à son mode de fonctionnement toujours en quête d’innovation, l’entreprise recherche aussi nouveauté et efficacité sur ses propres chantiers. En 1966, l’entreprise décrit en interne dans la Bib-Revue ses nouveaux procédés de construction : « L’atelier […] en construction ne ressemble pas aux bâtiments classiques avec leurs murs en maçonnerie et leurs sheds. Les parois sont faites d’un bardage en tôle galvanisée, à double face, avec isolation en laine de verre. La lumière pénètre par des panneaux translucides en polyester ». De 1960 à 1980, les structures et les bardages métalliques se multiplient effectivement, les toitures sont réalisées en bac acier (« toitures isothermiques »). Les fondations sur pieux, les ossatures poteaux-poutres en béton remplacent les anciens murs de moellons des premières années et on voit apparaître les murs-rideaux.
À la fin des années 1980, les panneaux de béton préfabriqués sont choisis en particulier pour leur rapidité de mise en œuvre. Sur certains sites comme à la Combaude, ou à Chantemerle de façon plus systématique, de grandes voûtes de béton en plein-cintre sont mises en œuvre, en particulier pour des lieux de stockage nécessitant d’importants volumes. D’une manière générale, ce sont tous les procédés de construction industrialisés qui sont mis en œuvre avec l’utilisation d’éléments préfabriqués : poutres, panneaux de façades, dalles de planchers, escaliers, cloisons, plafonds suspendus… Suivant l’évolution des modes de construction, les années 2020 verront, quant à elles, l’utilisation de structures bois pour le projet de réaménagement des Carmes.
Photographe au service de l'Inventaire Auvergne-Rhône-Alpes