Les cités de logements pour ouvriers, employés et ingénieurs de la Manufacture Michelin sont à l'heure actuelle au nombre d'une petite quarantaine (37 a priori) encore repérables, sur la commune de Clermont-Ferrand et de neuf au-delà, dans sa périphérie. Leur création remonte pour les plus anciennes au début du XXe siècle, entre 1909 et 1914 (secteurs République et de la Rodade en particulier) : en 1909 est en effet créée par Edouard Michelin la SHPM (Société d’Habitation du Personnel Michelin), une société d’Habitations Bon Marché, chargée de la construction de centaines d’habitations, maisons individuelles groupées (le plus souvent par 2 ou 4), maisons individuelles isolées et immeubles collectifs. Cette initiative est assez tardive par rapport à celle d’autres grands industriels en Europe qui commencent à abandonner ce type d’opérations pour les laisser à l’initiative des villes 1.
À l’origine, le choix des terrains semble surtout guidé par les opportunités d’achat. Les premiers ensembles se sont installés d’abord à la périphérie de la ville dans des zones jusqu'alors agricoles (la cité de la République est créée, par exemple, au lieu-dit "le Grand Pré" entre Clermont et Montferrand - voir dossier IA63002678) en comblant peu à peu l’espace entre le centre ancien de Clermont et celui de Montferrand – "l’entre-deux villes" - resté jusqu’alors libre de presque toute construction : dans les années 1830 ne figurent au plan cadastral de cette zone que de petits domaines ruraux et quelques moulins installés en bordure de la Tiretaine et, proche de la limite de Clermont, le couvent des Carmes-Déchaux ; à la fin du XIXe siècle viennent s’ajouter quelques autres constructions nécessitant des surfaces importantes ou étant de nature insalubre (comme la caserne ou les abattoirs) et, en bordure de Montferrand, les nouveaux bâtiments du noviciat de frères des écoles chrétiennes (à l’emplacement d’un ancien couvent de Récollets détruit à la Révolution). Les choses ne semblent pas avoir beaucoup évolué à l’époque où Michelin implante ses usines et habitations sur ce territoire.
Mais l’entreprise de pneumatiques ne se limite pas à cette zone au nord-est de Clermont, elle installe aussi un certain nombre de ses cités à l’est et au sud-est de la ville (la Pradelle - voir dossier IA63002603 -, l’Oradou - dossier IA63002601 - , la Raye-Dieu - dossier IA63002605 -, les Neuf-Soleils - dossier IA63002600 -, …), ainsi que sur les coteaux dominant les usines, à l’emplacement d’anciennes vignes, dont les parcelles, achetées au coup par coup, sont regroupées. Les domaines agricoles eux, sont achetés "en bloc" à leurs propriétaires, généralement à un bon prix 2. Il arrive aussi que certains terrains soient cédés à l’entreprise (c’est le cas de propriétés appartenant aux Hospices de Clermont, sur lesquels Michelin bâtit la cité de la Rodade - voir dossier IA63002608 -, à l’ouest de Montferrand).
L’une des raisons de la mise en chantier d’habitations par Michelin est la pénurie de logements à Clermont-Ferrand : dans les années 1920-1930 encore, l’habitat du centre-ville est très dégradé et insalubre (l’un des quartiers les plus défavorisés de ce point de vue, le quartier Saint-Eloy, va d’ailleurs être détruit en grande partie à cette époque) et les logements ne sont pas suffisamment nombreux lorsque l’industrialisation de la ville connaît un fort développement : de 500 personnes employées par Michelin en 1903, on passe à 19 000 en 1926. La crise du logement s’intensifie. Michelin va donc réaliser la majorité de ses cités ouvrières au cours de la période 1920-1930. La Manufacture construit jusqu’à 500 logements par an 3, pour un total qui atteint plus de 3 500 logements vers 1926. Au total, jusqu’en 1980, environ 8 000 logements (pour les familles et pour les célibataires) ont été créés dans les principales cités : Chanteranne - voir dossier IA63002592 -, Chanturgue - dossier IA63002593 -, Lachaux - dossier IA63002599 -, l’Oradou - dossier IA63002601 - et la Plaine - dossier IA63002602 -, qui représente à elle seule environ 1 200 logements. Les cités réalisées avant-guerre, dans les années 1910-1920 l’ont été sur la commune de Clermont-Ferrand. Plus tard, 50% des constructions se font dans les communes périphériques de l’agglomération (Aubière, Beaumont, Cournon, etc.), l’accès en étant désormais facilité par l’usage de la voiture et les transports en commun. Habitat destiné avant tout aux ouvriers (ouvriers "professionnels" - plus rares et donc importants à attacher à l’usine -, et simples manœuvres "caoutchoutiers") mais aussi dans une moindre mesure, pour environ un dixième du parc immobilier, aux employés et ingénieurs. En 1924, 22 bâtiments leur sont destinés dans le quartier du Ressort - dossier IA63002606. Par ailleurs, Michelin favorise aussi l’installation de ses ouvriers à l’extérieur de Clermont, dans les villages viticoles en partie désertés après la crise du phylloxéra.
L’implantation des cités Michelin a donné à l’urbanisme de Clermont-Ferrand un développement qui n’avait pas été planifié, avec des extensions qui, tout en étant sans doute imposées par la configuration de la ville, ne seraient peut-être apparues que plus tard ou sous d’autres formes sans l’intervention de la Manufacture. Un grand nombre de ces cités ont été créées généralement au plus près des usines : autour de l’usine de Cataroux en particulier, installée dans les années 1920, ce sont les cités de la Rodade - voir dossier IA6300260 - et du Stade-République - dossier IA63002678 - (dont les premières maisons précèdent l'installation de l'usine), du Ressort - dossier IA63002606 -, Chanteranne - dossier IA63002592 -, Fontcimagne - dossier IA63002597 -, Chanturgue - dossier IA63002593 -, Saint-Vincent - dossier IA63002609 -, du Clos-Chanturgue - dossier IA63002595 -, et à son extrémité nord, la grande cité de la Plaine - dossier IA63002602. Un de leurs points communs est de présenter un habitat assez dispersé, séparé des espaces urbains existants. Si les cités Michelin sont effectivement venues combler un vide entre Clermont et Montferrand, elles n’ont pas véritablement créé de lien entre les deux centres historiques et sont restées coupées des deux agglomérations, comme des entités à part, au fonctionnement de petites villes quasi-autonomes, à ceci près qu’en étaient exclus tous les espaces urbains, comme les places, parcs et autres lieux de rencontres ou de rassemblements possibles. Y ont cependant été implantées des églises et des écoles (maternelles, primaires) et à proximité se trouvaient également des installations sportives, de santé et des magasins Socap (Société coopératives d’approvisionnement du personnel Michelin).
Tout un système de voirie s’est nécessairement développé en lien avec la création des cités. Les rues intérieures sont la plupart du temps des voies privées Michelin, les rues périphériques, des voies communales. Il existe parfois des ententes entre la Manufacture et la Ville : c’est le cas en 1925 pour la cité de la Plaine, lorsqu’une convention est passée entre la municipalité et la Société d’Habitations Michelin, prévoyant l’élargissement et la rectification de certaines rues et la création de nouvelles, remises gratuitement à la Ville après achèvement des travaux. Pourtant, la même année, certaines voies nouvelles prévues dans le projet d’extension de la ville 4 coupent au travers des cités existantes sans réel souci de cohérence avec l’existant ; c’est en particulier le cas pour les cités de la Pradelle, du Stade-République, de Fontcimagne-les Abricotiers... La plupart, cependant, ne seront pas réalisées. Les voies de communication Michelin desservent les cités les plus importantes selon un réseau géométrique rectiligne : la Plaine en est l’exemple le plus parfait avec son quadrillage de rues à angles droits et ses parcelles régulières et égales, donnant son aspect uniforme à la cité ; à l’inverse, les cités de Chanturgue et du Clos-Chanturgue représentent une exception notable, les terrains en pente n’ayant pas permis cette même rigueur. Par ailleurs, les rues sont tracées autant que possible de façon à pouvoir orienter les façades des habitations à l’est ou à l’ouest, pour éclairer au mieux les différentes maisons (ce n’est, là encore, pas le cas pour la cité de Chanturgue, à l’orientation générale nord-sud, toujours pour des raisons topographiques, ce qui a d’ailleurs conduit à créer un type spécifique d’habitation, le type T).
En 1927, un livret édité par Michelin, Œuvres sociales de Michelin et Cie, publie ce que l’on pourrait appeler la "profession de foi" de l’entreprise : "Nous tendons vers le loyer le plus bas possible, donc à la construction la plus économique avec cependant tout le confort nécessaire. Pas d’art, pas de luxe, surtout pas de luxe extérieur. La maison n’est pas faite pour le passant. Elle est faite pour celui qui y vit. [...] Il y aura un jardin attenant qui fournira les légumes pour la cuisine. Le père y trouvera une occupation, la mère pourra y laisser en liberté les enfants dans de bonnes conditions d’hygiène, sans interrompre sa tâche ménagère". Dans les cités créées par Michelin chaque logement possède effectivement son potager privé, mais il n’y a pas eu à l’origine de véritable réflexion sur les espaces verts en tant qu’éléments réellement constitutifs de la cité, contrairement à certains ensembles construits en Île-de-France par exemple. Et le résultat n’est pas comparable aux cités-jardins imaginées par Ebenezer Howard à la fin du XIXe siècle comme des entités urbaines complètes à la campagne.
Lors de la création des premières cités, les services de Michelin mettent au point un certain nombre de plans types, qui, au fil du temps, avec l’évolution des manières de construire et d’habiter, vont se multiplier et être classifiés selon les lettres de l’alphabet, les premières maisons étant celles de type A (années 1910-1920), et ainsi de suite (types O et T dans les années 1920-1925, type U entre 1925 et 1930 et types X, Y – maisons individuelles - et Z dans les années 1950). Ce système ne sera pas suivi de manière très stricte et il existe également d’autres appellations, ainsi que plusieurs variantes et déclinaisons. Certaines cités ne regroupent à l'origine qu’un seul modèle, d’autres au contraire en présentent plusieurs. Des types ont quasiment disparu du paysage clermontois (les bombardements de 1944 sur Cataroux ont, en particulier, détruit un certain nombre des maisons les plus anciennes de la Rodade et du Stade-République) ; d’autres, existant en théorie, semblent ne jamais avoir été réalisés. Il semblerait qu’au total, seule une dizaine de types "alphabétiques" aient été réellement construits en plusieurs exemplaires (et parmi eux, quatre seulement reproduits à plus de 100 exemplaires) ; des types comme B, C, F, G, I ou N n’ont été bâtis qu’à très peu d’exemplaires chacun. D’autres types, plus nombreux 5, ont été bâtis en parallèle, sous d’autres appellations, donc. Avant les années 1940, ce sont ceux concernant les logements réservés aux employés ; ce sont aussi les constructions appelées alors communément "baraquements", dont on ne connaît pas précisément l’aspect (il n’en existe plus), mais qui semblent avoir été à l'origine des constructions à structure et habillage bois 6, puis dans les années 1920, des bâtiments bas en rez-de-chaussée, tout en longueur, à murs de parpaings et cloisons de briques. Le plus grand nombre de ces baraquements (29) semble avoir été installé dans la cité de Chanteranne (où ils étaient dits en partie "pour Italiens" ou "cité kabyle") entre 1911 et 1924 et démolis tardivement dans les années 1970 (peut-être avaient-ils fait l’objet de réhabilitations avant cela) mais il y en a eu semble-t-il aussi quelques exemplaires à l’Oradou (datés de 1909-1910), à la Pradelle (date inconnue), … Par ailleurs, quelques habitations pour employés sur l'avenue de la République ont été désignées par des chiffres (types 7, 9, 11).
Après-guerre, une fois les types Z puis AA créés, aucune nouvelle classification ne paraît être mise en place, mais différents modèles sont bâtis, comme le type "Bezance", du nom du lieu (à Romagnat) de sa première mise en œuvre, en 1962 ; "Bezance" serait le dernier type significatif de maison individuelle mis en œuvre par Michelin (sous différents statuts : en location, à la vente, en construction "Castor" 7). Enfin, il faut ajouter à ces modèles d’habitation les logements collectifs et les constructions en bandes.
Les deux premiers immeubles collectifs créés par l'entreprise sont aussi ses deux premiers essais d'habitat ouvrier : les immeubles "Tennis" et "Cataroux" sortent de terre dès 1909 avenue de la République. Mais, hormis celui de la Rodade en 1916, ils vont être essentiellement réservés par la suite (au moins jusqu'à la Seconde Guerre) aux célibataires (comme les foyers pour jeunes filles et pour garçons des rues de Blanzat et Beaupeyras) ou aux employés, comme à la cité du Ressort dans les années 1920. Cette cité du Ressort présente, comme également celles de Lachaux et République, de petits immeubles de 3 étages et 3 appartements (un par niveau) pour les ingénieurs. Les immeubles collectifs pour familles d'ouvriers se généralisent plutôt dans les années 1950-1970, à l’exemple des cités de Grandsaigne (1955) ou de Fernand-Forest (1958-1963) ou encore de la cité de la Plaine, où sont construits des logements collectifs entre 1964 et 1978 impasse Verlaine, rue de Portefaix et rue Viviani.
Les constructions en bandes sont constituées de maisons individuelles, dont les types varient selon la cité 8, accolées les unes aux autres en plus ou moins grand nombre, pour former des alignements continus offrant deux façades opposées à chaque habitation. La cité de Saint-Vincent est à ce titre bien représentative de l’habitat Michelin en bandes, tout comme celle de Trémonteix. Selon les cas, ces bandes peuvent présenter des alignements continus uniformes ou des alignements à décrochements, qui, s'ils n'évitent pas la répétitivité, cassent un peu l'uniformité des fronts de rues.
Les "Castors", quant à eux, ne sont pas à proprement parler un modèle de maison, même si des plans types étaient fournis aux acquéreurs. Proposés par la Manufacture dans les années 1950, ils représentent surtout un mode de construction participatif : des groupements d’ouvriers édifient ensemble (avec un encadrement technique et administratif fourni par l’entreprise) les habitations dont ils seront in fine propriétaires, les heures de travail passées sur le chantier étant déduites du coût de la maison. Les premiers "Castors" Michelin apparaissent en 1952 lors de la construction de la cité de Rochefeuille, au sud-est de Clermont-Ferrand.
Toutes les maisons bénéficient d’un confort relativement moderne selon chaque époque de construction : les premières habitations des années 1910 sont équipées de l’électricité, de l’eau courante sur l’évier, d’une buanderie, d’un wc et d’une douche, ce qui était loin d’être le cas dans les appartements du centre ancien de Clermont. Notons aussi que la cité du Ressort, destinée aux employés et ingénieurs, était équipée de garages individuels dès l'origine - donc vers 1924 -, et de rues plus larges pour le passage des automobiles. Avec le temps et la banalisation de l’usage des voitures, des garages seront peu à peu ajoutés dans les cités ouvrières également. Chaque maison Michelin comprend en outre un jardin individuel ; cet espace a été pensé pour des travailleurs issus pour la plupart de la campagne. Le jardin, bien séparé de celui de la propriété d’à-côté par des palissades et destiné à l’usage privé de la famille, devait être un jardin exclusivement potager, purement utilitaire et cultivé par le père, comme un des exutoires proposés au travail de l’usine et comme source d’approvisionnement en fruits et légumes. Il sert aussi de terrain de jeu sûr pour les enfants. À la Plaine, les parcelles de jardin, régulières, représentent toutes 400 m², mais selon les cités, cette surface est variable, voire inégale d’une parcelle à l’autre : à Chanturgue, la configuration du terrain entraîne des différences de surface notables entre propriétés. Ces jardins désormais en pleine ville sont devenus un atout pour leurs propriétaires.
À partir du milieu des années 1980 en effet, les cités ont subi une importante évolution lorsque la Manufacture a décidé de vendre une grande partie de son parc immobilier. Pour la Manufacture, c'est à partir des années 1970-1980 que la solution des cités ouvrières perd de son actualité – le parc immobilier de l’agglomération clermontoise s’est largement étendu et amélioré et le nombre d’ouvriers Michelin a diminué. Une grande partie des cités est donc mise en vente. Cependant Michelin va continuer à soutenir l’accès au logement de ses employés, en particulier par des financements apportés aux sociétés HLM, qui rétrocèdent après construction un certain nombre d’appartements à l’entreprise Michelin 9.
Les ventes ont d’abord été proposées prioritairement à leurs anciens locataires (à des conditions avantageuses), puis à l’ensemble des Clermontois. Les maisons n’ayant pas trouvé acquéreur ont été vendues aux HLM et OPAC (Ophis) du département dans le but d’une réhabilitation, voire d’une démolition dans le cas des plus vétustes, pour reconstruction de bâtiments neufs ou pour la vente des terrains seuls. Cette cession des cités a entraîné des transformations dans leur aspect. Avant la vente, l’entreprise a entrepris des travaux : rénovation et élargissement des voies (qui seront transmises à la ville) et création de trottoirs, reprise de l’ensemble des réseaux (eau, gaz, électricité, égouts), réfection des enduits de façades, rénovation des toitures, isolation et individualisation des combles, etc. Puis les occupants, devenus propriétaires, ont cherché à améliorer leur habitation, et ont très souvent créé des espaces supplémentaires (pièces accolées, surélévations, ajouts de terrasses, de véranda, de garage plus spacieux, etc.), mais au détriment de l’espace du jardin 10. Ainsi, l’unité visuelle de ces cités a-t-elle peu ou prou disparu au cours du temps, du moins depuis la rue. Vu de plus loin, le paysage clermontois est encore assez marqué par ces alignements réguliers de petites maisons. Par ailleurs, ces évolutions ont entraîné une mixité des habitants, mixité sociale sans doute mais surtout mixité entre "Bibs" (appellation traditionnelle des travailleurs Michelin) et "non Bibs" 11.
Parallèlement à la vente des habitations, Michelin s’est aussi défait de la propriété des services attachés aux cités : la plupart des écoles ont été remises à l’Éducation nationale en 1968, les Socap ont été revendues à des chaînes de supermarchés à la fin des années 1980, la clinique et la maternité ont été fermées, puis détruites en 1988.
Cartographe-dessinatrice au service de l'Inventaire général du patrimoine culturel.